Total dans le champ de mines de la politique iranienne

Que signifie le contrat signé par la compagnie française ? · La « supermajor » pétrolière française Total vient de signer avec le gouvernement iranien un contrat de 4,8 milliards de dollars, le premier de ce type conclu par une entreprise occidentale depuis la levée (partielle) des sanctions internationales en janvier 2016. La stratégie économique de Téhéran qui consiste à encourager les investissements étrangers dans le secteur pétrolier et gazier mécontente les partisans d’une « économie de résistance », qui prônent la méfiance envers les compagnies étrangères et voient d’un mauvais œil l’influence grandissante du président Hassan Rohani.

Vue du champ gazier de Pars-Sud.
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Une hirondelle — aussi grosse soit-elle — ne fait pas le printemps. Il en est aussi ainsi du gigantesque contrat récemment signé par Total et au terme duquel la compagnie française développera la phase 11 du champ gazier Pars-Sud. Ce contrat de 4,8 milliards de dollars met Total à la tête d’un consortium international incluant le chinois China National Petroleum Corporation International (CNPCI) et la société iranienne Petropars et lui permet de devenir la première compagnie pétrolière occidentale à revenir en Iran.

Les gains potentiels sont colossaux, mais l’aventure pourrait s’avérer risquée pour Total. L’entreprise qui emploie actuellement 6 000 personnes aux États-Unis a annoncé en mars dernier 1,7 milliard de dollars d’investissements supplémentaires pour étendre ses activités dans le secteur pétrochimique local. La décision d’investir en Iran place donc Total sous la menace de nouvelles sanctions que l’administration Trump souhaite imposer à l’Iran et qui sont actuellement examinées par la Chambre des représentants. C’est peut-être ce risque qui donne à ce contrat toute sa portée, car malgré « l’incertitude Trump », Total a considéré qu’il lui était impossible de rester en dehors du marché iranien, recevant ainsi la reconnaissance du gouvernement iranien dont le ministre du pétrole, Bijan Namdar Zanganeh, a annoncé : « Nous n’oublierons jamais que Total a été le précurseur ».

Tensions entre gouvernement et opposition

La signature de ce contrat est importante à plus d’un titre pour les modérés iraniens menés par le président Hassan Rohani. Il est, en effet, le premier accord à suivre les modalités établies par le nouveau contrat pétrolier iranien, un contrat-cadre que le gouvernement a fermement défendu contre l’opposition conservatrice. Cette dernière critiquait certaines mesures limitant la souveraineté iranienne sur l’extraction de ressources énergétiques — sujet délicat en Iran où le rôle de certaines compagnies étrangères a été historiquement vécu comme une humiliation — telle que la possible renégociation du prix en cas d’importantes fluctuations et le contrôle majoritaire des sociétés étrangères sur les joint-ventures.

La question est tellement sensible qu’elle a poussé quelques parlementaires à demander la révision d’un contrat qui, selon eux « pourrait mettre en question, voire en danger » les intérêts nationaux iraniens. Bien que leurs protestations soient purement symboliques compte tenu des pouvoirs limités du Parlement, elles traduisent la réalité de tensions croissantes entre le président Rohani et l’opposition conservatrice. Celles-ci avaient été mises en sourdine suite au double attentat commis le 7 juin dernier par l’organisation de l’État islamique (OEI) à Téhéran contre le mausolée de l’ayatollah Khomeiny et le siège du Parlement, deux des puissants symboles du pouvoir politique. Elles sont réapparues avec force lorsque Rohani a critiqué le rôle des Gardiens de la révolution islamique dans l’économie, allant même jusqu’à les accuser de constituer un « gouvernement armé » et de nuire au retour des investisseurs étrangers.

C’est la récente annonce de la signature de ce gigantesque contrat qui a ravivé les tensions. D’un côté les partisans d’une « économie de résistance » chère au Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, qui prônent la méfiance envers les compagnies étrangères et le développement d’une demande interne appuyée sur des entreprises publiques ou parapubliques proches du pouvoir ; de l’autre, les forces modérées et réformistes pour lesquelles le redémarrage de l’économie ne pourra se faire sans l’afflux massif de capitaux étrangers. Toutefois, cette ligne de fracture transcende la division classique entre modérés et conservateurs. Une partie des Gardiens de la révolution islamique et une partie du clergé soutiennent, en effet, la politique d’ouverture gouvernementale dans la mesure où elle leur a permis d’augmenter revenus et influence.

Seule la multiplication des contrats pétroliers et gaziers pourrait réduire le nombre et la violence des critiques contre Rohani. Or, le marché de l’énergie (notamment celui du pétrole) est saturé ; la révolution du fracking — technique qui permet d’extraire plus efficacement le pétrole des roches de schiste — a détourné les investisseurs du Proche-Orient et de sa relative instabilité et relancé l’industrie de l’extraction nord-américaine.

Quelles retombées pour la population ?

Ce contrat est donc, à bien des égards, unique et la probabilité de voir la signature d’un autre contrat de cette importance dans de brefs délais est très faible. Total a pu conclure cet accord aussi rapidement après la fin des sanctions internationales contre le programme nucléaire iranien parce que la compagnie française avait une relation historique avec Téhéran. Déjà en 20041, l’entreprise avait signé après plusieurs années de négociations un contrat qui concernait le champ gazier Pars-Sud. La compagnie avait dû interrompre ses investissements suite à la participation du gouvernement français au renforcement des sanctions internationales contre l’Iran en 2012.

Le succès de Total est à mettre au crédit de sa connaissance de l’Iran, des acteurs politiques et commerciaux, des rouages de l’administration, et de l’art de la négociation à l’iranienne. C’est aussi le succès des « réseaux Total » au sein de la République islamique et de l’investissement des services de l’État français, jusqu’au président Emmanuel Macron qui a reçu le ministre des affaires étrangères iranien Mohammad Javad Zarif lors de sa visite en Europe quelques jours seulement avant la signature officielle du contrat. Toutefois, aussi colossal soit-il, ce contrat n’est qu’une goutte d’eau dans un océan d’investissements nécessaires au renouveau de l’économie iranienne. Selon le ministre du pétrole, le secteur de l’extraction nécessite à lui seul 200 milliards de dollars d’investissement sur les cinq prochaines années afin de puiser notamment dans les 33 800 milliards de mètres cubes de réserves prouvées de gaz.

La population a perçu cette signature de contrat comme un signe positif démontrant que la politique gouvernementale portait enfin ses premiers fruits. Toutefois, il s’étale sur vingt ans et ne porte que sur le développement d’un gisement gazier offshore. Les Iraniens ne sentiront donc ses bénéfices que très indirectement et seulement si le gouvernement décide d’investir une partie des 72 milliards de dollars de revenus du gaz qu’il devrait percevoir dans d’autres secteurs de l’économie ou les services publics. Ses bénéfices ne seront pas immédits, car le gaz produit n’« alimentera le marché domestique iranien [qu’]à compter de 2021 », selon un porte-parole de Total.

Ce contrat participe à la stratégie de Téhéran de concentrer les investissements directs à l’étranger reçus vers les secteurs de l’extraction des ressources premières et celui de l’industrie. À eux deux, ces secteurs ont monopolisé 42 % des 12,5 milliards d’investissements reçus au cours de l’année 2016. Bien que cette politique soit compréhensible compte tenu de l’importance de ces secteurs dans la composition du produit intérieur brut, les investissements sur le long terme n’auront que peu d’impact sur la population et notamment sur le taux de chômage. Les Iraniens pourraient dès lors réclamer davantage et augmenter la pression sur le gouvernement.

Une menace pour les conservateurs

La rapide détérioration des relations entre le président et les élites conservatrices tant religieuses que militaires va au-delà du contrat pétrolier iranien. Il s’agit pour partie d’une tradition voulant que les présidents iraniens soient toujours réélus pour un second mandat, obligatoirement marqué par une recrudescence des tensions entre le président et le Guide suprême. Le pouvoir impose ainsi une stabilité institutionnelle et limite dans le même temps l’émergence d’hommes forts, respectés et capables de tenir tête au Guide suprême en cristallisant autour d’eux un mouvement d’opposition. Parce que le président a été réélu avec 57 % des voix — une augmentation de 7 % par rapport à sa première élection — avec une participation de 73 %, le pouvoir perçoit désormais Hassan Rohani comme une menace. Malgré une campagne anti-Rohani agressive, cette élection s’est transformée en un plébiscite pour l’action gouvernementale menée depuis la signature de l’accord nucléaire entre l’Iran et les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, plus l’Allemagne en 2015. C’est aussi un mandat explicite pour accélérer le rythme et la profondeur des réformes sociales.

Hassan Rohani est ainsi devenu une menace pour les conservateurs, car le soutien populaire grandissant dont il bénéficie pourrait faire de lui un personnage-clé lors du choix du prochain Guide suprême, à la mort de l’ayatollah Khamenei (qui a fêté ses 78 ans le 17 juillet dernier). Si certains prêtent au président un plus grand destin compte tenu de sa relative jeunesse (68 ans), de son caractère consensuel et de ses excellents rapports avec la communauté internationale, il est difficilement envisageable qu’il puisse devenir Guide suprême. Il pourrait toutefois exercer une influence déterminante sur le choix du futur homme fort. Contrairement à l’ancien président Hachémi Rafsanjani, il ne poussera pas pour la fin du velayat-e faqih2, doctrine qui a permis de justifier religieusement la mainmise d’un seul homme sur l’État, et pour la mise en place d’une gouvernance collégiale. Mais Rohani pourrait réussir l’exploit d’imposer un religieux modéré.

Cette nomination n’apaiserait pas les partisans d’un changement de régime qui, comme le très controversé Conseil national de la résistance iranienne (dominé par les Moudjahidin du peule), cherchent à influencer l’administration américaine à travers certains faucons républicains tels que le sénateur John Mc Cain et l’ancien maire de New York Rudolph Giuliani. Cependant l’arrivée au poste de Guide suprême d’un religieux modéré aurait pour mérite de renforcer la stabilité des institutions en assurant la pérennité de cette si complexe protodémocratie. Elle permettrait de contrôler les forces centrifuges ethnoséparatistes, de lutter contre le terrorisme et l’extrémisme sunnites, mais aussi contre le trafic de drogue venu d’Afghanistan.

1NDLR. Et non 2009 comme indiqué dans une précédente version ; changement effectué le 25 juillet 2017.

2NDLR. Le velayat-e faqih ou « gouvernement du docte » est défendu par une partie seulement de la hiérarchie chiite. Selon la doctrine du chiisme duodécimain, après la mort du prophète Mohammed et des douze imams qui lui ont succédé, le dernier d’entre eux s’est « retiré » tout en restant en vie. En attendant la fin des temps et le retour de l’« imam caché », durant la période de la « Grande Occultation », qui doit guider la communauté des croyants ? Selon l’ayatollah Khomeini et les partisans du velayat-e faqih, ce rôle revient au faqih, au docte, vicaire de l’« imam caché » et délégataire de la souveraineté divine.

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