Dans un climat d’appréhension sinon de tension, après trois ans et demi de transition, la Tunisie entame cet automne la dernière phase de sa révolution, celle de l’institutionnalisation. Après l’adoption laborieuse, en janvier 2014, d’une nouvelle Constitution par les députés de l’Assemblée nationale constituante (ANC), les électeurs sont appelés le 26 octobre à désigner leurs successeurs pour cinq ans. Moins d’un mois plus tard, ils éliront le président de la République. Le poste fait tant fantasmer les politiciens tunisiens — des ténors aux plus obscurs — qu’on redoute que plus de 50 candidats se présentent alors même que ses pouvoirs se limitent à désigner le premier ministre, qui devra obligatoirement avoir la confiance de l’Assemblée, et à nommer aux plus hautes fonctions civiles et militaires. Mais intronisé par l’ensemble du corps électoral, il aura une légitimité forcément plus forte que celle d’un député élu par l’une des 33 circonscriptions du pays1...
Environ 1 500 listes de candidats ont été déposées auprès de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), la commission électorale qui a remplacé le ministère de l’intérieur en matière électorale, et 1 316 ont été retenues. Au total, il y a environ 150 000 candidats déclarés, soit plus que lors des précédentes et uniques élections libres, celles d’octobre 2011. Le mode de scrutin n’a pas changé, il garantit la représentation à l’Assemblée d’un grand nombre de tendances et de courants mais n’aide pas à dégager une majorité de gouvernement.
Les sortants n’ont pas été forcément reconduits : dans le groupe parlementaire d’Ennahda, le parti islamique qui avait obtenu en 2011 37 % des sièges, les deux tiers des candidats sont nouveaux, le plus souvent des diplômés de l’enseignement supérieur. La tête de liste du parti dans la première circonscription de France est une universitaire qui travaille à la Sorbonne. Le fils d’un ancien ministre des affaires étrangères de Habib Bourguiba y figure en bonne place, aux côtés d’hommes d’affaires bien établis.
De lourds défis
Dans tous les partis, les anciens ont souvent mal pris leur éviction et se sont portés candidats indépendants. Feront-ils des voix ? On peut le redouter en raison de la faible emprise des partis sur l’opinion, de leur absence de programmes, de la vacuité de leurs rares propositions et de la propension des egos des uns et des autres à devenir démesurée. Autre signe de cette faiblesse, Béji Caïd Essebsi — leader de Nidaa Tounes, l’autre grand parti tunisien —, qui avait désigné son propre fils comme tête de liste à Tunis, a dû le retirer sous la pression des militants. La contestation des candidats par la base n’est pas l’apanage des deux grands partis qui polarisent la vie politique tunisienne mais un phénomène général qui n’épargne aucun groupe.
Cela n’aidera pas à dégager une majorité de gouvernement, contrairement à ce qu’espèrent les tenants, souvent étrangers, d’un parlementarisme à l’occidentale. Rached Ghannouchi, le chef d’Ennahda, l’exclut ouvertement et milite activement pour la formation d’un gouvernement d’union nationale où les principales tendances politiques seraient représentées. À la tête du parti dominant, il n’entend visiblement pas relever seul les redoutables défis qui attendent les prochains élus.
Le défi sécuritaire est le plus dangereux. La sécurité et l’ordre ne sont plus qu’un lointain souvenir dans plusieurs régions de l’est et du sud du pays. Une tentative d’assassinat contre un député a eu lieu à Kasserine en septembre dernier, des insurgés tiennent le maquis dans le djebel Chaambi, un massif montagneux qui servit déjà dans les années 1950 de base aux fellaghas tunisiens en lutte contre le protectorat français, puis aux combattants du Front de libération nationale (FLN) pendant la guerre d’Algérie. Les forces de l’ordre se révèlent incapables depuis deux ans de les réduire, faute de renseignements, de matériel, de formation et d’entrainement. Le chaos libyen, pays avec lequel la Tunisie partage une frontière de centaines de kilomètres, facilite le ravitaillement en armes et en hommes de groupes salafistes dont on sait peu de choses mais dont on craint à Tunis qu’ils ne se réclament de l’État islamique. La course aux armements et au renforcement de l’armée est accélérée, avec l’aide des États-Unis et de l’Allemagne. La facture s’allonge : 700 millions de dollars pour 12 hélicoptères « made in USA » équipés pour la lutte anti-guérilla, des recrutements importants doivent étoffer les forces de l’ordre.
Une solution politique pour sauver le Printemps arabe
Les finances publiques n’avaient pas besoin de cette charge supplémentaire. « La loi de finances complémentaire (LFC), au titre de l’année 2014, a été élaborée dans un contexte marqué par l’importante crise économique que connaît le pays, avec une croissance fragile, estimée à 2,8 %, un déficit des finances publiques estimé à 9,2 % sans mesures supplémentaires, un déficit courant qui ne cesse de se creuser et un investissement qui a du mal à redémarrer. L’ensemble de ces indicateurs est assez significatif de l’ampleur des difficultés de l’économie tunisienne », expliquait le mois dernier le ministre des finances, Hakim Ben Hammouda2.
Depuis, les choses ont encore empiré. Au second trimestre 2014, la croissance du PIB à 2 % a été encore plus faible qu’au premier. Les industries manufacturières (textiles, mécanique, électronique), qui sont de gros employeurs, ont progressé d’un maigre 1 % en un an. Le secteur des hydrocarbures est en chute libre (−15 %) et celui des phosphates gravement sinistré : les effectifs de la Compagnie des phosphates de Gafsa ont été multipliés par deux depuis la Révolution et sa production divisée par deux. La Steg, l’EDF tunisienne, en proie à des clients qui ne paient plus leurs factures et des employés sporadiquement en grève, est à bout de souffle. Le dimanche 31 août 2014, une panne géante a privé de courant la capitale et les zones touristiques du Sahel. L’inflation est de l’ordre de 6,5 à 7 % et dynamite le panier de la ménagère, tandis que le chômage atteint 15,7 % de la population active et que plus d’1,5 millions de Tunisiens disposent de moins de deux dollars par jour pour vivre. Un chiffre en hausse de 50 % en trois ans.
Malgré la nomination d’un gouvernement de technocrates en janvier dernier, la confiance des investisseurs, tunisiens comme étrangers, n’est pas revenue ; à l’image de beaucoup d’autres, un ingénieur sfaxien à la tête d’une PME d’une centaine de salariés avant 2011 n’en emploie plus qu’une douzaine aujourd’hui et attend de voir. Le gouverneur de la Banque centrale Chedly Ayari ne cache plus « son appréhension face à la persistance de la hausse de taux d’inflation et du déficit commercial »3.
Le seul atout de la petite Tunisie dans cette passe difficile de son histoire est politique. Les États-Unis comme l’Europe souhaitent que l’expérience réussisse. Le Printemps arabe tant vanté ne peut pas déboucher seulement sur des catastrophes et des guerres civiles comme en Libye, en Syrie ou en Irak, ou des coups d’État comme en Égypte, il faut qu’au moins un pays montre le chemin d’une démocratie parlementaire, d’une « start-up democracy ». Et pour ça, ils sont prêts à y mettre le prix. Fin août, le Fonds monétaire international (FMI) a déboursé une tranche supplémentaire d’aide (275 millions de dollars) à la Tunisie, bien que les conditionnalités arrêtées en avril 2013 (austérité budgétaire pour les fonctionnaires, relèvement des tarifs publics et baisse des subventions) n’aient dans l’ensemble pas été respectées. Les États-Unis et le Japon ont garanti de gros emprunts réalisés par la Banque centrale sur les marchés financiers internationaux ; l’Union européenne, la France et l’Allemagne ont augmenté sensiblement leur aide.
Une conférence internationale a été organisée le 7 septembre à Tunis, en présence du premier ministre français Manuel Valls pour attirer 12 milliards de dollars d’investissements étrangers dans le pays. « Investir ici, c’est investir dans la démocratie, la paix et dans la Tunisie qui rejette l’extrémisme et croit en la tolérance ! », s’est écrié le chef du gouvernement, Mehdi Jomaâ, en ouvrant la conférence. Clairement, le placement tunisien reste éminemment politique.
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