Les yézidis du Sinjar, oubliés du chaos irakien

Nouvelles victimes de l’offensive de l’État islamique · Si l’expulsion des derniers chrétiens de la ville de Mossoul le 19 juillet dernier a entrainé une réaction rapide et légitime à travers le monde, d’autres minorités religieuses se trouvent dans une situation critique face à la montée en puissance de l’État islamique dans le nord-est de l’Irak. C’est notamment le cas de la minorité yézidie. Kurde et non-musulmane, elle constitue une cible toute désignée pour les djihadistes qui ont conquis la région du Sinjar, son chef-lieu éponyme et les villages environnants.

Mausolée de Cheikh Adi, figure majeure du yézidisme, à Lalish (Irak).
(Wikimedia, date inconnue.)

D’après des témoignages rassemblés dans la journée du dimanche 3 août, l’entrée des hommes de l’État islamique dans le Sinjar aurait été immédiatement suivie d’atrocités et d’exactions visant spécifiquement la communauté yézidie. Trente personnes auraient été exécutées par l’État islamique pour avoir refusé de se convertir à l’Islam. Des rapports de viols à grande échelle et d’enlèvements massifs concernant notamment des femmes et des enfants ont également émergé dans l’après-midi. Les sanctuaires et les lieux de culte de la communauté yézidie, qui se distinguent par leur architecture caractérisée par des dômes cannelés surmontés d’une flèche, auraient été détruits systématiquement par des djihadistes, de même qu’un mausolée chiite de la ville de Sinjar. Ces violences ciblant la population civile ont conduit des dizaines de milliers de personnes à se réfugier vers les monts du Sinjar où les attendent une pénurie certaine de vivres et d’abris, tandis que les batteries de leur téléphones se déchargeaient les une après les autres, les coupant de leurs familles et du reste du monde. Une dizaine d’enfants et de personnes âgées y seraient mortes d’épuisement dans la nuit de dimanche à lundi. Des milliers d’autres ayant pris la route plus tôt ont pu rejoindre des localités yézidies situées plus avant en territoire kurde tels que Shariya, Khanik et Baadre, respectivement au sud, au sud-ouest et au nord-ouest de la ville de Dahuk, capitale du gouvernorat du même nom. En tout, d’après l’ONU, près de 200 000 personnes auraient été jetées sur les routes en 24 heures suite aux avancées de l’État islamique dans la région. Les yézidis d’Irak connaissent en ce début de mois d’août une catastrophe humanitaire qui n’a eu que trop de précédents dans leur histoire meurtrie.

Une croyance dérivée de l’islam

Adhérant à un système religieux syncrétique, les yézidis sont les héritiers lointains d’une confrérie religieuse musulmane orthodoxe fondée par un mystique soufi. Cheikh Adi était venu de la Bekaa pour s’établir avec ses disciples dans les montagnes du Kurdistan au XIIe siècle. Si son enseignement ne différait initialement guère des autres confréries de l’époque, l’isolement de la région et le milieu montagnard kurde qui n’était alors islamisé que de manière superficielle a conduit à l’intégration graduelle de mythes, de rites et de symboles de plus en plus hétérodoxes par les disciples de cheikh Adi. Ils gagnèrent progressivement des partisans au sein de nombreuses tribus kurdes. Cette évolution aboutit à la formation d’une pratique religieuse mêlant à des innovations dérogeant aux dogmes de l’islam lettré des apports gnostiques extérieurs et des rémanences préislamiques. Malek Taous, l’ange-paon qui constitue la figure majeure du yézidisme, est identifiée par les musulmans à Satan, ce qui a valu aux yézidis le titre d’adorateurs du diable et d’être l’objet de persécutions meurtrières et répétées à partir du XIIIe siècle.

Visés par des massacres de masse au XIXe siècle, une partie des yézidis de l’Empire ottoman a trouvé refuge dans le Caucase méridional. Ils y forment aujourd’hui encore une communauté active, notamment en Géorgie et en Arménie, elle-même liée à une diaspora soudée. Ayant pratiquement disparu du territoire de l’actuelle Turquie, les yézidis sont plus nombreux au Kurdistan irakien. La vallée sacrée de Lalish - leur sanctuaire principal - se situe au nord de Mossoul, elle abrite la tombe de Cheikh Adi, ainsi que plusieurs temples. Les plus hautes autorités politiques et religieuses héréditaires de la communauté séjournent à proximité. Les yézidis d’Irak sont cependant divisés en deux zones de peuplement non contiguës. La première qui jouxte la région de Lalish se trouve dans le gouvernorat de Dahuk et dans certaines portions du gouvernorat de Ninive situées au cœur des zones de peuplement kurde. L’autre est isolée autour de la région du Sinjar. Symboliquement très importante pour la communauté car historiquement peuplée exclusivement de yézidis, cette région toute proche de la Syrie est au cœur des combats entre les djihadistes et les forces kurdes dans un contexte où la frontière syro-irakienne tend à disparaître.

Chaîne de basse montagne isolée se dressant au milieu des immenses plaines de Ninive majoritairement Arabes, le Sinjar a servi de refuge des siècles durant aux yézidis de la région. Les communautés de pasteurs et de cultivateurs qui occupaient ses hauteurs ont conservé une certaine autonomie jusqu’à ce que les monts du Sinjar soient vidés de leurs habitants par les mesures de collectivisation du régime baasiste irakien au milieu des années 1970. Forcés de quitter leurs villages et leurs sanctuaires — bientôt détruits et livrés à la ruine — pour rejoindre les plaine avoisinantes et leurs villes collectives aux plans rectiligne, les yézidis du Sinjar se sont trouvés, trente années plus tard et après la chute de Saddam Hussein au cœur des luttes. Ces dernières opposaient les Kurdes soucieux d’étendre leur zone d’influence vers le sud, l’État central irakien désireux de maintenir une présence dans cette zone stratégique et l’insurrection sunnite dont la région de Mossoul, voisine, constituait l’un des foyers les plus importants.

Le tournant de l’invasion américaine

À partir de 2003, les partis politiques kurdes, et notamment le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), s’installent à Sinjar. Ce dernier substitue progressivement son autorité aux institutions officielles chargées de l’administration du district, à savoir le Conseil provincial du gouvernorat de Ninive qui siège à Mossoul. En offrant des postes et des salaires à la population kurde yézidie, le PDK construit une base sociale garantissant son ancrage dans la région. Les services de sécurité du parti sont également présents. Cette configuration de double autorité est alors caractéristique de la situation qui prévaut dans les territoires dits « disputés » entre l’État central et la région autonome kurde. Cette dernière revendique Sinjar qui, majoritairement yézidi et donc kurde, est appelé à faire partie intégrante du Kurdistan irakien — tandis que Bagdad y dénie aux acteurs kurdes leur légitimité. Sinjar se trouve par ailleurs au cœur d’une zone particulièrement troublée durant l’occupation américaine. Établis à proximité de la frontière syrienne par où transitent déjà des djihadistes, de Mossoul et de Tel Afar qui comptent parmi les hauts lieux de l’insurrection sunnite, les yézidis de Sinjar subissent de plein fouet la montée du terrorisme dans leur environnement immédiat.

En août 2007, suite à d’importantes tensions entre yézidis et sunnites dans la région de Sinjar — liées comme c’est souvent le cas à des questions matrimoniales — quatre attentats suicides simultanés dans plusieurs localités du district provoquent la mort de près 800 personnes. La communauté de moins de 500 000 âmes est touchée par l’attentat le plus meurtrier depuis le 11 septembre 2001. Au-delà de la menace terroriste, les yézidis demeurent une communauté en marge, louée officiellement pour son authenticité kurde et protégée par les responsables politiques et les intellectuels nationalistes mais largement méprisée par le reste de la population pour ses croyances jugées déviantes dans un contexte de durcissement identitaire et religieux généralisé. Malgré tout, ils demeurent sous la protection des partis kurdes et plus exactement du PDK, hégémonique dans leurs régions d’origine et auquel ils ont historiquement fait allégeance malgré les tentatives de certains acteurs politiques chrétiens, chiites ou sunnites qui tâchent chacun à leur manière de clientéliser une partie de la communauté.

La montée en puissance de l’État islamique et la chute de Mossoul le 10 juin 2014 provoquent des bouleversements importants dans les zones de peuplement yézidis. La fuite de l’armée irakienne prive la communauté d’un rideau de protection face aux militants radicaux. Si les peshmergas kurdes investissent la région et prennent le contrôle d’une localité arabe, Rabiyah, qui permet de sécuriser la route entre le cœur du Kurdistan irakien et l’enclave de Sinjar en même temps qu’un point de passage avec la Syrie, les yézidis de Sinjar doivent faire face à un risque croissant d’isolement. Le contexte est en effet hostile : l’État islamique affermit ses positions autour de Mossoul et les réfugiés chiites de Tel Afar tombés le 11 juin affluent dans la région, en désespoir de cause. Dans les semaines qui suivent, un calme relatif est maintenu, le PDK et l’État islamique évitant la confrontation à grande échelle, toutefois, les évènements en cours depuis le 3 août changent la donne pour les habitants du Sinjar.

Une première déroute des peshmergas

Chassés de certaines zones du gouvernorat de Deir Ez-Zor en Syrie par le soulèvement local de groupes rebelles, des unités de l’État islamique passent en Irak afin de reprendre position dans une zone où la frontière n’a plus grand sens. Les relations de relatif bon voisinage entre le PDK et les représentants de l’État islamique dans le gouvernorat de Ninive n’ont alors plus cours. Zoumar, au sud de Mossoul, et les champs pétroliers avoisinants, sont enlevés aux peshmergas dans la nuit du samedi 2 au dimanche 3 juillet. L’État islamique attaque ensuite Sinjar qui tombe dans la matinée du 3 août après le retrait de combattants kurdes mal armés et inaptes à contenir l’assaut puis c’est Rabiyah, le poste frontière capital pour la survie des yézidis de Sinjar, qui tombe à son tour quelques heures plus tard. Et dans un développement encore inimaginable la semaine passée, les Unités de protection du peuple ou YPG — affiliées au Parti de l’union démocratique, la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui contrôle les zones kurdes de Syrie — passent la frontière et interviennent pour la première fois en territoire irakien contre l’État islamique.

La première déroute des peshmergas jusque-là épargnés par l’État islamique se déroule donc sur le territoire des yézidis, ceux-là même qui dépourvus d’autres recours sont condamnés sans leur protection. Avec la chute de Sinjar dans le chaos, les yézidis sont touchés au cœur et leur existence en Irak se trouve menacée. Non seulement du fait des profanations et des exactions meurtrières des djihadistes dont nous n’avons eu pour l’instant que des échos et qui pourraient révéler toute leur horreur mais parce que le Sinjar, leur montagne sacrée qui les avait sauvés de l’extermination à de multiples reprises au cours de leur histoire, se trouve aujourd’hui au cœur d’un champ de bataille régional. À ce titre, elle n’appartient plus à son peuple mais à ceux qui s’y entretuent.

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