C’est un des nouveaux slogans des manifestants démocrates contre le coup d’État militaire du 25 octobre 2021 : « Al-Bourhan, Al-Bourhan, retourne chez Sissi ». Voici donc le général Abdel Fattah Al-Bourhan, chef de l’armée, président du Conseil de souveraineté de transition et auteur principal du putsch renvoyé d’un revers de main au rôle d’un valet du maréchal Abdel Fatah Al-Sissi. C’est que la rue, les partis politiques évincés et certains cercles diplomatiques accusent l’Égypte de collusion avec le coup d’État militaire.
« Le Caire est resté silencieux, très silencieux », constate Mariam Al-Sadiq Al-Mahdi. La figure incontournable du parti Oumma, l’un des piliers historiques de la scène politique soudanaise, membre des Forces de la liberté et du changement (Forces of Freedom and Change, FFC) et à ce titre de la transition démocratique, a été ministre des affaires étrangères de février 2020 au coup d’État. Elle a démissionné à la suite de l’accord du 21 novembre entre les généraux et Abdallah Hamdok réinstallant ce dernier à son poste de premier ministre, mais aux conditions des militaires.
Entre deux réunions de sa formation qui tente, comme les autres partis, de reprendre le contact avec la rue, Mariam Al-Sadiq Al-Mahdi fait semblant de s’étonner :
Le Soudan est pourtant stratégique pour l’Égypte. Je m’attendais à ce que ce pays se dise préoccupé et qu’il appelle toutes les parties soudanaises à la concertation. Les dirigeants égyptiens ne l’ont pas fait. Il a fallu l’intervention des Américains pour qu’ils se déclarent, bien des jours plus tard, contre tout coup d’État.
Une visite au Caire à la veille du coup d’État
En réalité, l’attitude du Caire ne surprend personne. Abdel Fattah Al-Bourhan a été, comme nombre d’officiers soudanais, formé et entraîné en Égypte. Les deux armées ont toujours entretenu des liens plus qu’étroits. « Les militaires égyptiens ont longtemps donné des ordres aux Soudanais, affirme Kholood Khair, codirectrice du think tank Insight Strategy Partners basé à Khartoum. Aujourd’hui, avec la question du Grand Barrage de la renaissance éthiopien, ils ont besoin plus que jamais d’un pouvoir ami à Khartoum, qui aille systématiquement dans leur sens. » Les civils aux affaires au Soudan étaient plus enclins que les militaires à privilégier la négociation avec Addis-Abeba au sujet du partage des eaux du Nil remis en question par le barrage éthiopien.
Dans ce contexte de tensions grandissantes dans la région, militaires soudanais et égyptiens ont renforcé leurs liens. En mars 2021, les deux capitales signent un accord de coopération en matière de défense dans lequel, affirme le chef d’état-major égyptien en visite à Khartoum, Le Caire s’engage à répondre aux besoins de l’armée soudanaise et à renforcer ses capacités de combat. Le mois suivant, des manœuvres communes réunissant armées de terre, marines et aviations se déroulent au Soudan.
De là à voir derrière le coup d’État la main du Caire, le pas est vite franchi par la population hostile aux putschistes. D’autant que, selon le Wall Street Journal, le général Al-Bourhan est allé rendre visite au président égyptien la veille de son putsch. « Nos militaires essaient de reproduire le coup de force d’Al-Sissi de 2013, croient savoir quelques protestataires à Bouri. Mais les Soudanais et les Égyptiens, ce n’est pas le même peuple. Ce qui a marché là-bas ne fonctionne pas ici. Ceux qui ont soutenu Sissi l’ont fait contre les islamistes. Ici, c’est nous qui combattons les islamistes. Les généraux soudanais, eux, sont de leur côté. »
Ici en effet, la révolution de 2019 a voulu mettre à bas un régime militaro-islamiste en place depuis trente ans. Et les militaires égyptiens qui ont renversé les Frères musulmans en 2013 au Caire soutiennent maintenant des généraux qui, au Soudan, cherchent à remettre en place le pouvoir islamiste renversé… Le paradoxe n’est qu’apparent : c’est le contrôle de ce qu’il considère comme son arrière-cour qui compte pour Le Caire. « Comme d’autres pays de la région, les Égyptiens ont une vision uniquement sécuritaire du Soudan, reprend Khoolod Khair. Et pour eux, la stabilité, ce sont forcément les militaires. Ils n’envisagent pas qu’une démocratie puisse l’apporter et soit la meilleure garante de leur sécurité. » C’est d’autant plus vrai que le dossier soudanais au Caire est suivi par le chef du renseignement, le général Abbas Kamel. Ce que confirme Mariam Al-Sadiq Al-Mahdi :
Ce sont les services de renseignement qui gèrent le dossier. J’ai de mon côté toujours dit aux Égyptiens que la relation était importante pour le Soudan et qu’elle l’était pour l’Égypte elle-même. Soutenir le coup d’État n’est pas la bonne méthode pour avoir des relations stratégiques avec le Soudan.
Ambiguïtés de l’Arabie saoudite et des Émirats
Malgré l’insistance de Washington, Le Caire ne s’est pas joint à la déclaration du Quartet du 3 novembre dans laquelle États-Unis, Royaume-Uni, Arabie Saoudite et Émirats arabes unis appellent au retour immédiat du gouvernement de transition. Le président égyptien aurait même tenté de convaincre Riyad et Abou Dhabi de former une coalition soutenant les putschistes soudanais face à la pression internationale. Les deux pays du Golfe ont finalement cédé, publiquement du moins, à celle de l’administration Biden. Une déclaration de pure forme ? Les démocrates soudanais le craignent. Les Émirats entretiennent des liens anciens et forts avec les généraux à Khartoum. Des mercenaires soudanais issus des paramilitaires de la Force de soutien rapide (Rapid Support Forces, RSF) de Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti, combattent au Yémen pour leur compte, et pour celui — bancaire — de Hemetti. « Sous Omar Al-Bachir, les Émirats ont acquis beaucoup de terres dans la Jezira et le long de la rivière Atbara. Ils investissent ici, affirme Kholood Khair. Ils ont tissé des liens personnels avec les militaires soudanais. Le dossier est suivi à Abou Dhabi par un haut responsable des services de renseignement. »
Autre État de la région à avoir des pudeurs de jeune fille quand il s’agit de condamner le coup d’État : Israël. C’est pourtant sous le régime civil, en janvier 2021, que Khartoum a signé les « Accords d’Abraham », ouvrant la voie à une normalisation de ses relations avec Israël. Du côté soudanais, c’est le ministre de la justice de l’époque, Nasreddine Abdulbari, un civil, qui appose son paraphe. Pourtant, l’attitude israélienne vis-à-vis du putsch est pour le moins ambiguë. Les médias israéliens ont fait état de la visite d’une délégation israélienne à Khartoum une semaine après la prise complète du pouvoir par les militaires. Délégation qui comprenait des officiers de haut rang du Mossad, et qui s’est entretenue avec les généraux Al-Bourhan et Mohamed Hamdan Dagalo.
Peu avant le coup d’État, le frère de ce dernier s’était rendu à Tel-Aviv dans la plus grande discrétion, envoyé par les militaires. Abdelrahman Dagolo, commandant en second de la RSF et dirigeant du conglomérat Junaid qui fait la fortune de la famille, était accompagné du responsable de l’industrie de la défense. Autant dire que la normalisation, si elle est en route, est surtout kaki. On peut également supposer que les militaires soudanais seraient fort intéressés par quelques bijoux technologiques de surveillance qu’Israël sait si bien mettre au point.
« Israël est sur la même ligne que les Émirats et les Saoudiens : tous ont une approche exclusivement sécuritaire du dossier soudanais. Ils ne voient le Soudan que par le prisme des intérêts de leur sécurité, assure Kholood Khair.
Et les relations avec les militaires soudanais ne sont pas nouvelles. En 1996, quand le Soudan a tourné le dos à l’Iran, il a commencé à tisser des liens avec les Israéliens. Très discrètement, bien sûr. Quand la révolution est advenue, les militaires soudanais ont eu besoin de la technologie israélienne pour surveiller les opposants, car ils n’avaient pas ce type de technologie. Ils ont obtenu ces outils.
Des technologies israéliennes pour surveiller les opposants
Dans les jours qui ont suivi le coup de force, les journaux israéliens ont souligné que cet événement ne remettait nullement en cause la normalisation des relations entre les deux États. Et pour cause : ce ne sont pas les civils soudanais qui gèrent le dossier. Certes, l’ancien ministre de la justice Nasreddine Abdulbari a rencontré des officiels venus de Tel-Aviv, avec poignée de main immortalisée par les caméras moins de deux semaines avant le putsch. Certes, le Parti unioniste se dit favorable à la normalisation. Mais parmi les civils, les partisans de relations diplomatiques avec Israël ne sont pas majoritaires. Et ils n’ont jamais eu leur mot à dire.
Mariam Al-Sadiq Al-Mahdi en a fait l’expérience :
Dès mon premier jour à la tête des affaires étrangères, j’ai découvert que le ministère n’avait absolument pas la main dans le dossier des relations avec Israël. J’ai demandé ce dossier, auprès du conseil des ministres, auprès du conseil de défense et de sécurité. Je n’ai jamais eu de réponse. Nous ne savons rien. Nous ignorons même sur quelles bases cette relation existe.
Si cette diplomatie parallèle minait l’autorité du ministre — et par là même celle du gouvernement civil de transition —, elle a évité bien des contorsions à Mariam Al-Sadiq Al-Mahdi, dont le parti a toujours été opposé à l’établissement de liens avec Tel-Aviv. Elle dit bien, également, l’opacité qui entoure cette question. En février 2020, une fuite révèle une rencontre non officielle entre le général Al-Bourhan, alors à la tête du Conseil de souveraineté de la transition, et Benyamin Nétanyahou, encore premier ministre, à Entebbe en Ouganda. Scandale à Khartoum : le premier ministre n’avait pas été tenu au courant.
Les militaires assurent agir pour faciliter le retrait du Soudan de la liste américaine des États soutenant le terrorisme qui, depuis 1993, entrave l’accès du pays à des prêts de banques privées ou publiques et les investissements étrangers. « Nous avons toujours dit qu’il était impensable de lier les deux dossiers ! », s’insurge encore aujourd’hui Mariam Al-Sadiq Al-Mahdi. Le premier ministre affirmait alors de son côté que la question de la normalisation des relations ne pouvait relever d’un gouvernement transitoire et que ce serait à l’Assemblée législative de transition — non encore nommée — d’en décider.
Mais à la Maison Blanche, Donald Trump ne l’entendait pas de cette oreille, et à Khartoum, la situation économique catastrophique a fait céder le gouvernement. Les « Accords d’Abraham » sont donc signés. Et restent sur une étagère. Tel-Aviv s’impatiente-t-il ? Ses intérêts sont multiples. Il y a les symboles : voir balayée la résolution du sommet arabe de Khartoum de septembre 1967 qui a suivi la défaite arabe de juin 1967 et ses « trois non » : pas de paix, pas de reconnaissance, pas de négociation. Et il y a les intérêts stratégiques : consolider l’isolement de l’Iran, s’assurer un approvisionnement en blé, et faire avancer le dossier du retour des migrants soudanais dont les Israéliens veulent se débarrasser.
Peu après le putsch, le général Al-Bourhan a montré à Tel-Aviv qu’il tenait à cette relation : il a remodelé à sa main le Conseil de souveraineté, en excluant les civils rétifs à son contrôle et en nommant des affidés proches de l’ancien régime. Parmi eux, un certain Abdulgassim Bourtoum, un homme d’affaires du nord du pays. « Son principal fait d’armes, hormis d’être un homme de l’ancien régime, est de militer pour le rapprochement avec Israël, assure Kholood Khair. C’est un islamiste, mais ce n’est pas incompatible, car nous avons deux castes : les idéologues et les affairistes. Il appartient à la deuxième et veut étendre son business. Il est intéressé par les technologies israéliennes dans l’énergie solaire, l’agriculture et l’eau. »
Dans un entretien accordé le 3 décembre au média saoudien Al-Arabiya Network, le général Al-Bourhan s’est montré résolu à poursuivre le processus de normalisation avec Israël :
Je crois que la question des liens du Soudan avec Israël était essentielle pour permettre au Soudan de revenir au sein de la communauté internationale. Nous ne sommes pas hostiles envers quiconque et nous voulons prouver au monde que nous sommes ouverts.
Il convient néanmoins avec Abdallah Hamdok que l’ouverture de relations diplomatiques pleines et entières relève de l’autorité de l’Assemblée législative.
Le nouveau régime militaire en place à Khartoum, même avec sa façade civile, n’est pas assez solide pour se passer de ses rares soutiens régionaux, car pour l’instant, les institutions financières internationales et les grands pays donateurs maintiennent le gel de leurs dons, de leurs prêts et de leurs programmes. De leur côté, les puissances qui ont soutenu le coup d’État réaliseront sans doute un jour qu’elles ont fait un calcul à court terme : « Maintenant, il y a une foule de jeunes au Soudan qui haïssent l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et Israël. Et ce sont eux qui seront un jour au pouvoir », prédit Kholood Khair.
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