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Algérie. Ceux qui, toutes les semaines, « vendredisent »

L’an II de la révolution algérienne · Aujourd’hui, comme chaque vendredi depuis le 22 février, des centaines de milliers d’Algériens marcheront dans les rues de la capitale, des millions à travers les principales villes du pays. Jeunes et vieux, femmes et hommes, familles et couples, groupes d’amis, d’étudiantes, tous expriment la même revendication : un État de droit, une société moderne et démocratique.

L'image présente une scène en noir et blanc où des personnes sont perchées sur un échafaudage face à un bâtiment. Ils tiennent une grande bannière sur laquelle est écrit en lettres blanches : "LE PEUPLE NE CONNAÎT PAS SON POUVOIR". En arrière-plan, on peut voir des affiches et des motifs typiques d'un environnement urbain. Cette composition évoque un sentiment de protestation ou de revendication sociale.
Préparatifs de la manifestation du vendredi 3 mai 2019 à Alger.
© Samir Belkaïd

Centre d’Alger. En cette fin de matinée, la rue Didouche Mourad (du nom d’un des six fondateurs du Front de libération nationale (FLN) en 1954) commence à se remplir. De jeunes garçons, acrobates urbains, grimpent sur des échafaudages pour accrocher aux façades haussmanniennes d’immenses affiches. Certaines dénoncent des ex-ministres qu’ils estiment corrompus, d’autres rendent hommage aux militants de la guerre d’indépendance. Ces gamins qui n’ont pas vingt ans se revendiquent de Mohamed Boudiaf, Mourad Didouche, Mohamed Larbi Ben M’Hidi, Mostefa Ben Boulaïd, Rabah Biat et Krim Belkacem, qui déclenchèrent la guerre de libération nationale le 1er novembre 1954. Par cette action, ils se manifestent comme étant leurs descendants et aspirant à la même liberté. Le message est puissant, la transmission, réelle. Un peu plus bas, deux Algérois que quarante ans séparent s’apostrophent : « Y’en a marre, y’en a marre », répètent-ils. Marre de ce pouvoir, des dessous de table, de la corruption, de l’injustice. Mécontents, à n’en pas douter, mais heureux de se découvrir, de s’aimer davantage aujourd’hui qu’hier.

« J’ai testé ce régime et je n’ai pas maigri, alors je change de régime »

La ville est en ébullition : ébullition d’énergies, ébullition d’idées. Les arbres sont habillés de sacs poubelles afin que les rues restent propres. Tandis que la protestation grandit, la parole se libère. Des post-its minutieusement alignés sur le carrelage mural en témoignent : un politique « Peuple majeur et vacciné, transition démocratique, système dégage » jouxte un poétique « L’avenir appartient à ceux qui vendredisent 1 ». Un peu plus bas, place Audin, un corner d’expression libre s’organise. Quels que soient leur âge, leur sexe, les intervenants sont écoutés par un public respectueux et attentif. Partout, des hommes et des femmes discutent, s’interpellent. L’événement est solennel, mais l’ambiance est festive. La force d’être ensemble procure de la joie. Les slogans proclamés par les manifestants sont pleins d’humour : « Je ne suis pas parfait, mais je suis algérien », « Système CTRL+ ALT + SUPPR », ou encore « J’ai testé ce régime et je n’ai pas maigri, alors je change de régime ». Cela fait longtemps que les Algériens sont capables de rire des choses graves.

La foule grossit, la rumeur gronde. De la rue Didouche jusqu’à l’esplanade de la Grande Poste, lieu emblématique de rassemblement, de nombreux vendeurs ambulants proposent des bouteilles d’eau, des casquettes, des t-shirts, des badges, des ballons en forme de cœur et aux couleurs de l’Algérie : l’attirail du parfait révolutionnaire ! Partout, des drapeaux et une multitude de pancartes, à quelques centimètres les unes des autres, chacune portant une revendication.

« Un État civil, pas militaire »

Tournent les hélicos. Ici se joue une véritable symphonie. Un jeune homme, chef d’orchestre à l’allure de supporteur de foot, motive les manifestants. Serrés les uns contre les autres, ils tapent des mains, scandent « Système, dégage », « Le peuple demande que vous partiez tous ». Ils réclament « un état civil, pas militaire », exigent que les militaires sortent du champ politique. Ils ne sont pas dupes en effet du zèle et de la célérité qui caractérisent les incarcérations ayant eu lieu ces derniers mois, alors qu’ils demandent une justice indépendante, des procès équitables et des motifs d’arrestation fondés. Alors qu’ils revendiquent la liberté d’opinion.

Et ni les discours autoritaristes et paternalistes du chef de l’Armée nationale populaire (ANP) Ahmed Gaïd Salah ou du président par intérim Abdelkader Bensalah, tous deux symboles d’un temps révolu, ni les camions de police toujours plus nombreux, ne les feront taire. Au contraire. Maintenant que le rapport de force s’est équilibré, maintenant qu’ils se sont réapproprié l’espace public, ils maintiennent la pression. Ils ont décidé de prendre leur destin en main, et ils le montrent.

La marée humaine remonte, comme une vague, l’avenue Pasteur. Compacte et tonitruante, elle semble former un nouvel organisme qui se meut, parle, bouge. Symbiose. Malgré cette forte densité, la circulation reste étonnamment fluide, chacun s’assurant que le passage des uns et des autres n’est pas entravé. Ici un trou dans la chaussée, là un trottoir cassé... on est attentif, on veille à ce que personne ne se blesse. Quelques hommes déguisés en militaires répètent, hygiaphone à la main, « Gaïd Salah, dégage ». La formule est reprise, elle tourne en boucle tant l’homme est rejeté par la foule. Des nostalgiques du Front islamique du salut (FIS) sont présents, mais leur discours fondamentaliste se heurte à l’opposition de manifestantes.

« Silmiya, silmiya »

Coincés entre la rue Pasteur et la rue Didouche, les escaliers sont envahis par les supporteurs de l’Union sportive médina d’Alger (USMA) et du Mouloudia Club d’Alger (MCA), les deux grands clubs de football algérois. Premières voix de la contestation au sein des stades, ils offrent désormais un derby pacifique. Sur leur page Facebook, on peut d’ailleurs lire : « Restons unis, notre union nous rendra plus forts ». Le son est énorme, l’énergie colossale. Les deux équipes s’opposent ensemble au pouvoir. Une rencontre footballistique symbolique et motrice. Banderoles des clubs, écharpes, fumigènes, tout y est, les inimitiés en moins. Des smartphones se lèvent. Adolescents comme quadragénaires, connectés, ouverts sur le monde, postent en temps réel photos et vidéos sur Facebook et Twitter. Un effet domino qui donne du courage, chacun se sentant plus légitime d’agir, de soutenir, de dénoncer.

Démontrant une remarquable lucidité et intelligence collective, faisant preuve d’un grand civisme, cet immense soulèvement populaire national évite les écueils. Celui de la division d’abord, arborant sur leurs pancartes : « Restons unis, ce n’est pas fini », « Peuple algérien, attention à la division », « Nous sommes unis, vous êtes finis », et brandissant malgré la répression des drapeaux aux couleurs de l’Algérie et de la Kabylie sur un même étendard de contestation. Celui de la violence, ensuite, chaque énervement (rare) étant vite apaisé par des « Silmiya, silmiya » (Pacifique, pacifique), « slogan important, sinon fondamental, du mouvement populaire en cours en Algérie, ce qui peut l’inscrire dans le courant de la non-violence initié par le mahatma Gandhi en Inde et repris par le pasteur Martin Luther King aux USA », selon le journaliste et écrivain Ameziane Ferhani. Même le décès de Kamel Eddine Fekhar, militant des droits humains mort en détention le 28 mai 2019, même l’emprisonnement du soldat de la guerre de libération Lakhdar Bouregaâ ont provoqué l’indignation, mais ils n’ont pas déclenché d’actes violents.

Cette particularité n’est peut-être pas étrangère aux expériences traumatisantes qu’a vécues l’Algérie, celle de 1988 d’abord, celle des années 1990 ensuite, communément appelée « la décennie noire ». Trop de sang, trop de souffrance, que ni les Algériens ni l’armée ne veulent revivre. Grâce ou à cause de l’amnistie décrétée dès 1999 par le président Abdelaziz Bouteflika, les Algériens, coûte que coûte, ont dû apprendre à vivre ensemble, les victimes côtoyant les amnistiés. C’est dans cette mémoire collective, familiale, transmise pour certains, que s’est développée au fil du temps la conscience algérienne d’aujourd’hui.

Un nouveau pays

Survivre d’abord, revivre ensuite. Trente ans plus tard, les baskets Stan Smith, symbole de la révolte des jeunes d’octobre 1988, sont de retour, mais les jeunes d’aujourd’hui, drapeaux levés ou noués sur leurs épaules, chantent l’hymne national. Avides de modernité et dépourvus de bagages historiques encombrants, ils sont entourés, encadrés par des aînés attentifs, parfois plus prudents, mais tout aussi déterminés. Les plus âgés, aux racines profondes, se nourrissent de l’énergie de ces jeunes, de l’énergie brute qui ne casse pas.

Des petits groupes rejoignent le front de mer pour prendre un train, un bus. Ils quittent Alger, mais n’abandonnent pas le train de la révolte. Chassé-croisé, d’un tunnel surgit une nouvelle marée humaine. Le ballet ininterrompu des étudiants le mardi, des citoyens le vendredi, ne s’essouffle pas. Le ramadan n’a pas fait taire la protestation populaire, la victoire de l’Algérie en Coupe d’Afrique des nations (CAN) l’a galvanisée.

Certes, les défis sont immenses. Pour parvenir à une véritable représentativité de la population et répondre à ses revendications, il faudra réussir à composer avec les divisions nationales, les différences sociales, régionales, culturelles, à harmoniser les désaccords politiques et religieux, tout en maîtrisant la situation économique du pays. Mais les initiatives citoyennes sont nombreuses. Les partis politiques de l’opposition s’organisent, les concertations et les tentatives de dialogue perdurent malgré les obstacles et l’obstination du chef de l’ANP. Et même si pour l’instant, ces différentes initiatives n’ont pas abouti ni réussi à convaincre l’ensemble des Algériens, elles témoignent de leur volonté de trouver une solution politique, démocratique et pacifique à la situation. L’Algérie ne sera plus jamais la même. Elle a d’ores et déjà changé.

  • Manifestants devant la Grande Poste d’Alger, réclamant un état de droit. Lieu de ralliement, les escaliers ont depuis été fermés.
  • Esplanade de la Grande Poste d’Alger. Des manifestants brandissent le portrait de Larbi Ben M’Hidi, cofondateur du FLN en 1954, exécuté durant la bataille d’Alger.
  • Selfies, tweets… Des jeunes au sein de la manifestation.
  • De jeunes garçons, acrobates urbains, grimpent sur des échafaudages pour accrocher aux façades haussmanniennes d’immenses affiches dénonçant la corruption.
  • Un jeune garçon finit d’accrocher un immense drapeau algérien rue Didouche Mourad. À ses pieds, le portrait du colonel Mohamed Chaabani, nationaliste condamné à mort et exécuté en 1964 pour trahison, réhabilité en 1984, et celui de Mourad Didouche cofondateur du FLN en 1954.
  • Manifestants sur les escaliers de Grande Poste d’Alger. Leurs pancartes critiquent le chef de l’ANP, qualifient le gouvernement d’illégal, et dénoncent un blocus de la capitale ne permettant pas aux manifestants extérieurs d’y pénétrer.
  • Esplanade de la Grande Poste d’Alger. Des hommes et des femmes arborent les drapeaux algérien et amazigh.
  • «  L’armée est notre armée et Gaïd nous a trahis. Dégagez, dégagez  », sur la banderole que brandit le petit garçon.
  • «  Pacifique, pacifique, le peuple algérien veut le départ du régime, une justice libre et indépendante, une constitution propre. Le peuple veut, sous son contrôle, le procès des coupables  », demandent ces femmes.
  • Centre d’Alger. «  Ils nous ont rendus fous  », écrivent les manifestants, à propos d’Abdelaziz Bouteflika, son frère Saïd et leurs oligarques. Ils demandent le départ du «  système  ».
  • Des supporteurs de l’Union sportive médina d’Alger (USMA) et du Mouloudia Club d’Alger (MCA), les deux grands clubs de football algérois. Premières voix de la contestation au sein des stades, ils chantent chaque vendredi leur résistance.
  • De jeunes garçons jouent de la derbouka et des qraqeb, instruments traditionnels maghrébins.

1«  Vendredire  », néologisme signifiant : «  On ne s’arrêtera pas, chaque vendredi on sortira pour dire  ».

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