Diplomatie

Yémen. Une paix qui se fait attendre

Malgré les pourparlers directs annoncés par l’Arabie saoudite il y a six mois, le conflit yéménite perdure. L’arrivée d’une délégation houthiste à Riyad le 14 septembre 2023 entend relancer un processus semé d’embûches qui a peu de chance d’avancer au bénéfice de la population. Il s’agit avant tout pour les Saoudiens de trouver une voie de sortie, et pour les houthistes d’entériner leur mainmise sur le territoire qu’ils contrôlent.

L'image montre une rencontre entre plusieurs hommes assis dans une pièce bien décorée. Deux hommes portent des uniformes militaires, avec des chapeaux rouges, tandis qu'un troisième homme est habillé en costume. Le quatrième homme, à droite, porte une robe traditionnelle. Ils sont assis autour de tables basses où se trouvent des bouteilles d'eau et des verres. Le décor comprend des rideaux gris et un sol en marbre. L'atmosphère semble être celle d'une discussion formelle.
Riyad, 20 septembre 2023. Le ministre saoudien de la défense, le prince Khalid Ben Salman (à droite), rencontrant une délégation de houthistes à Riyad
SPA / AFP

Au printemps 2023, les médias généralistes, arabes comme occidentaux, réagissaient massivement à l’amorce de discussions bilatérales officielles entre le gouvernement saoudien et la rébellion houthiste en annonçant une issue prochaine à la guerre déclenchée huit ans plus tôt. Les images de l’ambassadeur saoudien reçu à Sanaa, la poignée de main avec les dirigeants de la rébellion (dont la tête est pourtant mise à prix) et les discussions encourageantes valaient bien quelques raccourcis. Euphorique et en quête désespérée de bonnes nouvelles, chacun, en réalité, allait vite en besogne, spéculant sur un accord de paix « annoncé bientôt »1. Six mois plus tard, les Yéménites attendent toujours.

Sciemment ou non, les médias rendaient ainsi service à une opération de communication saoudienne. Celle-ci visait surtout à décharger Riyad de la responsabilité du conflit, la monarchie cherchant alors à faire oublier les destructions et les crimes de guerre dont elle s’est rendue coupable au Yémen. En effet, depuis 2015, l’intervention militaire a été, pour les Saoudiens, très coûteuse en termes d’image internationale, ce qui explique la mise en place d’une stratégie de sortie. Force est de reconnaître que celle-ci n’équivaut pas à un processus de pacification, et traduit encore moins le souci de permettre la reconstruction du pays, dont la société comme les infrastructures ont été ravagées par la guerre.

Mi-septembre 2023, la visite surprise de Mohamed Ben Salman à Salalah, en Oman, à l’invitation du sultan Haytham, a encouragé les Saoudiens à reprendre le dossier en main. L’entregent du sultanat, sa « diplomatie tranquille » et son investissement de longue date dans la médiation au Yémen ont permis de coordonner dans la foulée l’accueil d’une délégation houthiste à Riyad pour des pourparlers, une première depuis 2015 en territoire saoudien. Cette relance, quand bien même elle ravive un espoir, ne peut occulter tant les non-dits que les limites du processus amorcé au printemps. Elle offre également l’occasion de tirer quelques leçons sur ce conflit au long cours.

Opération de blanchiment

L’échec militaire face aux houthistes illustre la faiblesse de la puissance saoudienne émergente. Le recours à la force armée, principalement au moyen de bombardements aériens dévastateurs, a également donné lieu à diverses procédures judiciaires et accusations de crimes de guerre, en Europe ou ailleurs, à l’encontre des décideurs à de Riyad. Loin de ses hautes ambitions nationalistes, l’Arabie saoudite demeure dépendante de l’appui occidental. Elle est aussi comparativement moins efficace sur le terrain militaire que son voisin émirati avec lequel elle est progressivement entrée en concurrence. Face à ces quelques constats, la communication autour des changements sociétaux et économiques opérés par le prince héritier, véhiculant l’image d’une société moderne, ouverte et dynamique, ne pouvait plus raisonnablement s’embarrasser du bourbier yéménite. Il convenait dès lors de mettre en scène son retrait.

Une telle opération de blanchiment n’échappait certes pas à bien des Yéménites. Elle a néanmoins produit son effet : la volonté explicite des dirigeants du Royaume de mettre fin au conflit et l’interruption de leurs bombardements sur le Yémen sont apparues presque suffisantes pour construire la paix dès lors que la guerre avait été largement interprétée par les médias à travers sa dimension régionale. En effet, elle avait souvent été comprise comme une guerre par procuration que se menaient Iraniens et Saoudiens, les seconds étant armés et soutenus par les Occidentaux par le biais de contrats d’armement particulièrement problématiques.

Annoncé en mars 2023, le rapprochement surprise de l’Arabie saoudite avec la République islamique d’Iran, sous égide chinoise, offrait lui-même l’opportunité de sortir de l’ornière et d’entrevoir de prétendues perspectives de « pacification ». Le stratagème entendait même faire passer les Saoudiens de belligérants à faiseurs de paix entre les rebelles et le gouvernement reconnu par la communauté internationale. Les houthistes dénonçaient cette opération de communication en diffusant sur les réseaux sociaux le hashtag « partie prenante et non intermédiaire (taraf la wasit) », veillant à ne pas laisser Riyad s’en tirer à bon compte, sans engagement en faveur de la reconstruction et sans réponse à leurs nombreuses exigences.

Dans une région traversée par les conflits et les tensions, avec un monde occidental dont les yeux sont rivés sur l’Ukraine, la question yéménite semblait dès lors pouvoir être soldée. C’est ce qui est massivement advenu. Plus que jamais, le Yémen a disparu des colonnes, des plateaux et des ondes. Certes, les efforts diplomatiques internationaux, déployés notamment par l’envoyé spécial de l’Organisation des Nations unies (ONU) Hans Grundberg, se sont poursuivis, mais sous les radars et sans succès notable.

Acter le pourrissement

Six mois après les déclarations triomphalistes, la situation est pour le moins ambivalente. Les discussions annoncées en avril 2023 n’ont abouti qu’à un échange de prisonniers, sans permettre une détente concrète. Les bombardements saoudiens sont interrompus, les houthistes ne lancent plus leurs drones en territoire saoudien — ce qui est certes beaucoup, mais était de fait le cas avant même l’annonce des pourparlers. En revanche, les rebelles continuent de mobiliser des forces armées, les groupant près de Mareb, dernier réduit du gouvernement pris en tenailles entre eux et les sudistes. En septembre 2023, les houthistes médiatisaient de nouveaux exercices militaires d’envergure et poursuivaient leur recrutement d’enfants soldats. Ils ont par ailleurs assis leur pouvoir à Sanaa en s’appuyant sur une idéologie très structurée et une répression féroce. Quand bien même l’exercice du pouvoir entraîne également une forme d’usure, il ne provoque pas de contestation interne d’ampleur menée par des tribus des hauts plateaux autour de la capitale ou bien par des partis politiques.

La détente observée a certes permis de trouver une solution à l’impérieuse question liée au pétrolier Safer qui, rouillant depuis près d’une décennie au milieu de la mer Rouge, menaçait de provoquer une immense marée noire. Un accord conclu sous l’égide de l’ONU, adossé au déblocage d’un budget conséquent, de plus de 100 millions d’euros, dont environ 3 millions apportés par la France, a permis mi-août 2023 le transbordement d’1 million de barils de brut depuis le Safer vers un nouveau navire. Les hydrocarbures y ont été mis sous séquestre en attendant de décider à qui ils appartiennent — aux houthistes ou au gouvernement ?

Paradoxalement, sur le plan structurel, l’annonce des négociations devant sceller le retrait saoudien n’a fait que figer un rapport de force largement défavorable au gouvernement yéménite, mais favorable aux houthistes d’une part, et au mouvement sudiste d’autre part. Plutôt que de reconnaître la défaite et de tourner la page, la stratégie saoudienne ne fait finalement qu’acter le pourrissement de la situation en feignant un retrait qui n’apporte pas de solution au peuple yéménite, laissant la question humanitaire en suspens et les rivalités politiques intactes. Cet équilibre instable nourrit les mécontentements, voire les affrontements à venir. Il illustre enfin combien la question yéménite, toujours entière, n’est que faiblement reliée à la question des relations irano-saoudiennes : les houthistes ont pris leur autonomie sur le plan politique vis-à-vis de la République islamique d’Iran et s’estiment en position de force.

Taez, clef de voûte d’un État à réinventer

Dans ce cadre, la paix n’est certainement pas pour demain. Trois points d’abcès principaux, souvent négligés dans les quelques récits livrés par les observateurs étrangers, se détachent. Le premier concerne la ville de Taez, située sur la ligne de front ; le deuxième est lié aux arriérés de salaires des fonctionnaires ; le troisième renvoie à la place occupée par les Émirats arabes unis.

Taez, troisième ville du pays, très majoritairement sunnite et dont la population est sociologiquement hostile aux houthistes, demeure assiégée depuis 2015. La présence armée des houthistes sur la route qui relie Taez aux grands axes nord-sud passant par le village de Hawban n’a jamais été levée. Elle oblige les civils à faire d’importants détours et empêche également l’acheminement de l’aide humanitaire. L’ouverture des points de passages, une mesure qui aurait pour effet de montrer la bonne volonté des houthistes, n’a pas été obtenue malgré les trêves unilatérales, sur décision saoudienne, qui se sont succédé depuis 2022, tout comme les tentatives de médiation menées par l’ONU et par des ONG internationales n’ont pas abouti. Depuis six mois, le dossier reste dans l’impasse.

La ville de Taez forme une identité tierce dans le paysage yéménite, se situant ni au sud ni vraiment au nord. Par son histoire particulière, elle constitue ainsi la clef de voûte de l’État, transcendant la polarisation politique et confessionnelle qui s’est accentuée depuis 2015. Bien que le président du conseil présidentiel Rashad Al-Alimi (qui fait office de chef de l’État depuis la démission d’Abderabuh Mansur Hadi en avril 2022) soit né à Taez, le poids politique de la région — pourtant la plus peuplée du pays — n’est guère central. L’intégration de la ville dans les structures de pouvoir et l’amélioration de sa connexion avec les flux et activités économiques, y compris avec les monarchies du Golfe, représente une condition indispensable pour reconstruire le pays.

Payer les salaires des fonctionnaires

Parmi les demandes des houthistes formulées auprès des Saoudiens, lors de leurs pourparlers directs, le paiement des arriérés de salaires des fonctionnaires dans les zones qu’ils contrôlent, mais aussi au-delà, est un enjeu particulièrement important. La fragmentation de l’État, notamment de la banque centrale, mais aussi les luttes pour l’exploitation des ressources — principalement des hydrocarbures — ont grandement affecté le fonctionnement de l’économie. Alors que les paiements sont effectués au compte-gouttes, voire totalement absents depuis parfois cinq ans, la question des arriérés dépasse les clivages politiques et constitue un levier fondamental pour faire face à la crise humanitaire.

Depuis le début de la guerre, l’ONU estime que 70 % de la population dépend de l’aide étrangère pour se nourrir. Progressivement, et de façon accentuée à la suite de l’agression russe en Ukraine, le décalage entre besoins annoncés et niveau des dons a illustré les limites de cette dépendance humanitaire, et a mis en lumière la nécessité de verser les salaires et de permettre à l’économie de redémarrer. En mars 2023, environ un tiers seulement des 4,3 milliards de dollars (4 milliards d’euros) sollicités lors de la conférence internationale des donateurs organisée par l’ONU ont fait l’objet de promesses de la part des États et des organisations qui y ont pris part.

Dans un contexte où les efforts de la communauté internationale sont, souvent à juste titre, perçus par les ennemis des houthistes comme favorables à ces derniers, la question économique et financière s’avère clivante. Les houthistes font valoir que les arriérés doivent être épongés par leurs adversaires, mais aussi par la coalition arabe dans la mesure où celle-ci impose un blocus qui prive le Yémen de ses ressources naturelles et par conséquent de ses devises. L’enjeu est particulièrement complexe, chaque camp faisant preuve d’une certaine mauvaise foi : le niveau effectif des revenus des houthistes, à travers la taxation des biens entrant par le port de Hodeïda, demeure opaque, et ils ont également entravé les mécanismes de versement des salaires conçus en 2019, au prétexte que ces mécanismes étaient destinés à les empêcher de prélever leur dîme.

Singulière stratégie des Émirats arabes unis

De leur côté, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis s’engagent toujours plus dans des stratégies autonomes, l’une à l’égard de l’autre, mais aussi vis-à-vis de la gouvernance internationale. Sur le plan de l’aide, les deux puissances régionales s’extraient ainsi des mécanismes imposés par l’ONU, préférant agir au Yémen de façon unilatérale. Cette logique accroît l’opacité du paysage politique dans la mesure où elle s’appuie sur des rapports clientélistes dont les ressorts demeurent dans l’ombre. Dès lors, quels sont les réels objectifs de la coalition arabe, de l’un et l’autre de ses principaux membres ? Quelle place chacun entend-il accorder aux différents protagonistes : houthistes, tribus, salafistes, Frères musulmans, libéraux, anciens socialistes, héritiers de l’ex-président Saleh ?

Les tensions entre les Saoudiens et les Émiratis ne sont pas nouvelles, mais se traduisent par des divergences stratégiques croissantes qui semblent se concrétiser depuis six mois. Sur fond d’enjeux pétroliers, l’été 2023 a été marqué par une escalade verbale. L’alliance que les Émirats ont nouée avec le mouvement sudiste fragmente le camp anti-houthiste et empêche de discuter de la forme que prendrait l’État une fois la fin des combats décidée. La place du principal leader sudiste Aydarous Al-Zubaydi, nommé vice-président d’un État yéménite dont il souhaite la partition à travers l’indépendance du sud, ne laisse pas d’interpeller. La résolution 2216 de l’ONU, qui préside depuis avril 2015 à l’intervention militaire, fixait pourtant comme objectif le rétablissement du pouvoir à Sanaa du gouvernement reconnu par la communauté internationale. C’est pourquoi la pacification et la stabilisation du Yémen ne pourront se faire sans que soient clarifiés le rôle et les objectifs des Émirats, mais aussi les politiques que mènent respectivement Abou Dhabi et Riyad.

1« L’Arabie saoudite sort de la guerre au Yémen », Le Monde, 14 avril 2023.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.