Manuel Valls a prononcé deux discours le mardi 13 janvier 2015 devant l’Assemblée nationale au grand complet. Le premier était un hommage aux victimes des attentats de Charlie hebdo et de l’Hyper cacher. Le second ouvrait un débat suivi d’un vote sur la prolongation de l’intervention des forces françaises en Irak en vertu de l’article 35 (alinéa 3) de la Constitution qui oblige la représentation nationale à autoriser tous les quatre mois la poursuite des opérations.
À cette occasion, le premier ministre a apporté sa réponse aux trois grandes interrogations qui se posent à l’opinion et aux responsables d’un pays engagé dans la guerre : pourquoi on se bat, où on en est et quelle stratégie on mène.
Agir là-bas pour se protéger ici ?
Les raisons de l’intervention sont de trois ordres. Tout d’abord, il fallait sauver l’Irak dont l’existence même était menacée par la guerre-éclair des brigades de l’organisation de l’État islamique (OEI) qui, en quelques semaines ont bousculé l’armée irakienne en juin 2014, conquis la deuxième ville du pays, Mossoul, et menacé la capitale Bagdad. Deuxième raison invoquée : « Nous devions agir là bas pour nous protéger ici. » Autrement dit, la lutte contre le terrorisme n’est pas une affaire de police mais doit être traitée à la racine par des moyens militaires. Enfin, il y a un souci géopolitique : la progression de l’OEI menace de déstabiliser le Proche-Orient, et en particulier quatre États avec lesquels la France a des liens historiques : le Liban, la Syrie, l’Irak et la Jordanie.
L’OEI menace aussi l’Europe. L’importance de la coalition rassemblée contre cette organisation — 32 pays dont six États arabes — témoigne de cette inquiétude. « La menace terroriste reste la plus grave », estime le premier ministre qui souligne « la montée en puissance des combattants français : + 124 % en un an… »
Après quatre mois de campagne, où en est-on ? Le premier ministre s’est voulu résolument optimiste : « Le rapport de forces s’est modifié, en particulier ces dernières semaines. » À preuve, la ville de Kobané, à la frontière syro-turque, qui semblait condamnée à tomber aux mains des djihadistes, a été en partie reprise, le Kurdistan a repoussé une offensive menaçante pour sa capitale Erbil et la ville de Tikrit, fief de l’ancien dictateur Saddam Hussein, a été reprise. Pour autant, la victoire n’est pas pour demain et la menace demeure forte à l’ouest de Bagdad. En face, les moyens militaires français sont exclusivement aériens.
À partir des Émirats arabes unis, où l’armée de l’air partage une base avec l’US Air Force, et plus récemment depuis la Jordanie, une quinzaine de Rafale et de Mirage 2000 pilonnent les positions djihadistes en Irak. Mais pas en Syrie, bien que ce soit le même adversaire des deux côtés d’une frontière qui n’existe plus de fait. « Nous avons fait le choix de ne pas mener de frappes aériennes en Syrie. Nous l’assumons. Il est aussi celui de tous nos partenaires européens. Bien sûr, nous n’oublions pas que la situation de certaines villes assiégées, à savoir le martyre de Kobané comme celui d’Alep, ne peut laisser aucun d’entre nous indifférent. Notre ligne demeure la même : ni Bachar, ni Daech ». Claude Goasguen, député conservateur, a sans doute exprimé le sentiment d’une bonne partie de l’Assemblée en jugeant ce « ni-ni » absurde.
Centralité de la crise syrienne
Bruno Leroux, président du groupe parlementaire socialiste majoritaire à l’Assemblée, a précisé quant à lui le volet syrien de la politique française au Proche-Orient : faciliter la transition politique sans l’actuel président syrien Bachar Al-Assad, former les combattants de la troisième force, l’Armée syrienne libre (ASL), et les équiper en armes.
Est-ce une solution de rechange crédible face à l’OEI qui affiche une puissance sans précédent depuis l’avènement des organisations a-étatiques comme Al-Qaida ou les talibans afghans ? Son pouvoir s’étend sur un territoire grand comme le Royaume-Uni, habité par au moins six millions d’Irakiens et de Syriens. Il contrôle une grande partie des champs d’hydrocarbures de Syrie et une part de ceux du nord de l’Irak, ce qui lui assure 2 millions de dollars de recettes en devises chaque jour. Le ministre de la défense Yves Le Drian a recensé devant les députés « ses capacités militaires — chars, blindés, armements lourds, missiles —, sa capacité d’intervention — Daech mène à la fois des opérations conventionnelles, des opérations de type terroriste ou de guérilla urbaine — ou encore sa dimension internationale : Daech est une force capable de recruter très largement à l’étranger. Outre les volontaires français dont il a beaucoup été question, cette organisation recrute en Arabie saoudite, au Maroc, en Tunisie, etc., soit près de 10 000 étrangers sur 40 000 combattants. En outre, Daech a une très grande maîtrise de la communication et dispose d’importants moyens financiers. Cette organisation est capable de recruter non seulement des jeunes vulnérables, mais également des ingénieurs, des techniciens, des informaticiens, des universitaires. »
La stratégie d’ensemble au Proche-Orient du gouvernement a convaincu l’Assemblée qui l’a approuvée à l’unanimité moins une voix (celle d’un député de l’Union pour un mouvement populaire, UMP) et 13 abstentions venant toutes de la Gauche démocrate et républicaine (GDR). Pourtant au cours du débat, des députés se sont interrogés sur la durée et l’issue du conflit. Jean-Jacques Candelier, député communiste du Nord, a posé la question de l’alliance de la France avec les pétromonarchies du Golfe et préconisé de « prendre nos distances ». Autre interrogation : pourquoi la France s’oppose-t-elle à ce que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et le Parti de l’union démocratique (PYD), dont les militants se battent contre l’OEI à Kobané, soient retirés de la liste des organisations terroristes ?
Pierre Lellouche, député de l’UMP de Paris, a listé les risques pour la France de son « aventure » irakienne. Washington assure « la coordination » de l’action militaire en Irak et Syrie, c’est-à-dire sa direction. Mais que sait-on des intentions américaines ? Que se passera-t-il demain si une administration républicaine succède à celle du démocrate Barack Obama ? À peine entré en fonction début janvier, le Congrès tenu par les républicains n’a rien eu de plus pressé que de proposer un renforcement des sanctions contre l’Iran, au risque de torpiller l’accord international sur son armement nucléaire militaire. Et quelle sera la place de la France au Proche-Orient si, avec la fin des frontières esquissées parles accords Sykes-Picot de 1916, la région se divise entre une zone chiite dominée par l’Iran et un espace sunnite où s’opposeraient l’OEI et les monarchies absolues du golfe arabo-persique ?
« La lutte sera longue »... et coûteuse
Enfin, l’armée française, étrillée par vingt ans d’économies budgétaires à répétition a-t-elle encore les moyens de mener trois guerres de front : l’une au Sahel, qui menace de s’étendre au sud de la Libye, la seconde en Irak et la troisième autour du lac Tchad où Boko Haram défie trois alliés de la France, le Cameroun, le Niger et le Tchad ?1 « Cette année, il manquera un milliard de surcoût des opérations extérieures, les Opex, 3,5 milliards de factures impayées et 2,5 milliards de ressources exceptionnelles qui ne seront pas au rendez-vous, soit au total de près de 7 milliards d’euros, l’équivalent d’une annuité complète d’équipements de nos armées, hors nucléaire ! », estime Pierre Lellouche. Ses calculs sont-ils exagérés ?
Sur le porte-avions Charles de Gaulle en route pour le Proche-Orient, devant plusieurs centaines de marins et d’aviateurs, le président de la République a assuré au lendemain du débat parlementaire que les 31,4 milliards d’euros promis à la défense par la loi de programmation militaire seraient « sanctuarisés ». Mais il n’a pas caché que « la lutte sera longue en Irak, où l’objectif est de restaurer la souveraineté irakienne sur l’ensemble du territoire ». La guerre contre le « djihadisme mondialisé » s’installe pour longtemps dans la vie des Français.
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1Début décembre 2014, une cellule de coopération et de liaison (CCL-Boko Haram) a été installée au quartier général de la force Barkhane à N’Djamena pour organiser la riposte aux attaques de Boko Haram. Elle comprend des officiers français et africains (Cameroun, Niger, Nigeria, Tchad) et prévoit un renforcement militaire français multiforme dans la région.