Issu d’un courant de pensée clairement affilié à l’islam politique, le Parti pour la justice et le développement (AKP) au pouvoir en Turquie incarné par le président Recep Tayyip Erdogan n’est plus la force modéré et modernisatrice qu’il était au début. Arrivé aux affaires en qualité de premier ministre, Erdogan a mis en œuvre durant son premier mandat (entre 2002 et 2007) de nombreuses réformes, notamment pénales, institutionnelles et juridiques qui ont mené à d’importantes avancées démocratiques dans le pays. Durant ces premières années au pouvoir, la candidature de la Turquie à l’Union européenne a progressé et l’AKP incarnait l’espoir d’une expérience originale de démocratie islamique, comparable à la philosophie des chrétiens démocrates en Europe. Ces initiatives réformistes ont apporté à l’équipe gouvernementale le soutien de nombre de courants de pensée libéraux et séculiers sans grande sympathie, en temps ordinaire, pour l’islam politique.
Après 2007, l’AKP poursuit ses réformes, mais sur un mode déjà moins enthousiaste. Le progrès majeur porte sur la question kurde. L’image de la Turquie est alors encore incroyablement positive dans le monde arabe et musulman où nombre d’intellectuels voient en l’AKP un possible modèle à imiter, ou du moins une expérience à méditer. Car le fait qu’une formation politique parvienne à faire cohabiter islam, démocratie et progrès économique constitue une expérience unique dans le monde musulman.
Puis survint le Printemps arabe. Dans les premiers temps, notamment en Tunisie et en Égypte, la montée en puissance des Frères musulmans, idéologiquement proches de l’AKP, a pu faire croire que l’expérience turque était un cas d’école exportable et une alternative transformatrice pour la région. Mais rapidement le charme sera rompu. À l’aube de son troisième mandat, le régime est acculé par un concours de mauvaises circonstances et se durcit. Finie la politique d’ouverture et de compromis, place à un bonapartisme à la turque, autoritaire et personnel, qui rejette toute critique. Le pouvoir s’en prend violemment aux médias et le nombre de journalistes emprisonnés atteint des records. Puis, en juin 2013, les mouvements de protestation pacifique du parc Gezi sont réprimés avec brutalité par la police et par Erdogan qui applaudit et justifie la répression. Le démocrate musulman a cédé la place à un mégalomane, plus que jamais « droit dans ses bottes » et séduit par une pratique autocratique du pouvoir qui n’est pas sans rappeler celle de Vladimir Poutine.
Un autoritarisme « musclé mais pas absolu »
Débarrassons-nous tout de suite de l’explication paresseuse et culturaliste qui estime qu’islam et démocratie sont intrinsèquement incompatibles. Il n’en est rien, l’AKP l’a démontré sur près d’une décennie. Toutefois, fragile et confronté aux rudes épreuves de la scène régionale, le parti a failli. L’analyse des mécanismes et des raisons de cette dérive autoritaire de l’AKP montre deux choses : elle est relative et doit être replacée dans le contexte régional et international.
Elle est relative, car tout regrettable qu’elle soit, l’ampleur des arrestations d’opposants, d’intimidation des médias, des répressions de manifestants n’est pas plus importante qu’à d’autres moments de l’histoire récente de la Turquie. Les années de plomb au lendemain du coup d’État militaire de 1980, mais aussi toute la décennie 1990 marquée par une féroce répression contre le particularisme kurde, ont été bien plus liberticides. Mais la cruauté de l’Histoire ne peut en aucun cas justifier la violence actuelle du régime. Par ailleurs, à l’âge de Facebook, Twitter, YouTube et des réseaux sociaux, la censure se fait certes plus visible, mais elle devient en même temps totalement inefficace. Enfin, malgré les progrès qu’il reste à faire, les minorités ethniques et religieuses, chrétiens grecs et arméniens, et bien évidemment les Kurdes, ont vu leur condition s’améliorer. Et quand bien même le gouvernement AKP reste crispé sur des questions taboues et certaines blessures du passé national, il est indéniable qu’il est plus facile de débattre des questions sensibles comme le génocide arménien, le problème kurde ou la marginalisation de la minorité alévie.
Ainsi, l’autoritarisme d’Erdogan est-il musclé sans être absolu. Au-delà de ses vertus et capacités réformatrices, il a renoué avec une vision et une pratique du pouvoir autoritaires. L’explication n’est pas à rechercher dans la culture politique de l’AKP, mais dans le contexte et la conjoncture politique régionale qui a stoppé le mouvement de réfrome et risque, si les crises perdurent, de le happer complètement.
Aucune expérience démocratique ne peut se prémunir facilement contre les soubresauts de l’Histoire qui bouleversent son environnement régional. En cela, l’expérience de l’AKP n’est pas une exception. Certes, expliquer cette dérive autoritaire exclusivement par les crises politiques et les conflits qui continuent de déstabiliser l’environnement régional serait erroné, réducteur et simplificateur, mais force est de constater qu’ils y ont contribué, chacun à sa manière. La guerre civile en Syrie, le coup d’État militaire en Égypte, la désintégration en cours de l’Irak, ont effectivement eu un impact négatif sur la politique intérieure et extérieure de l’État turc.
Déstabilisation régionale et complotisme
La révolution populaire et pacifique en Syrie qui a débuté en mars 2011 a sombré peu à peu dans la guerre civile, voire confessionnelle. À ses frontières, elle a réveillé en Turquie le clivage entre sunnites et alévis, la minorité apparentée aux alaouites de Syrie auxquels appartient le clan de Bachar Al-Assad. Parallèlement, les protestations écologiques du parc Gezi ont viré en plateforme d’opposition politique tous azimuts et les alévis y ont joué un rôle crucial. Certes, le pouvoir aurait dû répondre à cette manifestation par le dialogue et l’apaisement, mais dans un contexte de démocratie fragile et de crise syrienne où la Turquie est enlisée, les tensions étaient trop vives de part et d’autre pour réagir avec modération. Bien qu’elle ne la justifie en rien, la guerre en Syrie participe à expliquer la dérive autoritaire en Turquie.
La crise égyptienne a également participé au durcissement du régime. L’Égypte, pour la Turquie, portait l’espoir de la réussite du modèle AKP. Comparable par la population et sunnite, le pays choisissait un islam politique réformé en la personne de Mohamed Morsi. Pour Erdogan, il ne s’agissait ni plus ni moins de la consécration de son modèle, de son combat politique mené pendant plusieurs décennies au nom d’un islam sunnite modéré apte à diriger un pays selon les principes démocratiques. Le coup d’État du 3 juillet 2013 contre Morsi n’a pas seulement été une mise en échec du rêve « erdoganien », il rappelle à Erdogan que sa position n’est pas inébranlable et son avenir assuré. En Turquie, des coups d’État similaires à ceux perpétrés par Abdel Fattah Al-Sissi en Égypte ont été légion. Or c’est grâce à Erdogan que l’armée a été renvoyée dans ses casernes, déchue de ses nombreuses prérogatives politiques qui faisaient d’elle le maître du pays. Ainsi, la chute de Morsi en Égypte a considérablement affecté Erdogan dans sa peur d’être le prochain sur la liste. À partir de là, la déraison n’est jamais loin. Elle accuse un pseudo-complot de l’Occident qui aurait, via le soutien apporté au coup d’État de Sissi, rendu impossible la naissance d’une démocratie islamique en Égypte. Contre la peur et la paranoïa, la meilleure défense étant l’attaque, celle d’Erdogan a visé sans distinction ses adversaires autant que ses alliés.
La plus grave de ses dérives autoritaires est de loin la récurrente intervention d’Erdogan dans le fonctionnement de la justice. Dénoncée depuis décembre 2013 par ses alliés d’hier, elle a déclenché une guerre ouverte et publique entre le président de la République et les sympathisants de la mouvance de Fethullah Gülen. Alliés en Turquie et à l’étranger pour faire de la Turquie une puissance montante, l’AKP et le mouvement socio-religieux de Gülen ont donc fini par se fâcher. Leurs points de vue divergent sur nombre de sujets de politique intérieure et extérieure. La vision singulière de Fethullah Gülen — exilé aux États-Unis — sur la Syrie ou le nucléaire iranien a fini par agacer Erdogan, qui a déclaré la guerre à ses réseaux en Turquie. Menacés, ces derniers, puissants dans la police et l’appareil judiciaire, ont riposté et révélé au grand public de peu surprenantes affaires de corruption impliquant des membres de l’équipe au pouvoir et même de la famille Erdogan. Ces attaques de la part de son ancien allié — qui a par ailleurs soutenu la position américaine dans sa dénonciation de la politique turque vis-à-vis de la Syrie, de l’Iran et d’Israël — ne pouvaient être que la preuve manifeste d’un complot ourdi depuis la Pennsylvanie pour faire tomber un gouvernement turc refusant de s’aligner sur la politique américaine au Proche-Orient. Bien que cette idée de complot soit exagérée, il est un fait incontestable que la mouvance de Gülen espérait voir Erdogan tomber.
Au final, les tensions résurgentes et les conflits au Proche-Orient, où la Turquie est un acteur politique majeur et impliqué depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, ont été et demeurent des facteurs de renforcement de l’autoritarisme et du pouvoir personnel d’Erdogan. Déboutée de manière arrogante et « politico-politicienne » du club européen par des diplomaties hésitantes et aux prises avec leurs propres démons, la Turquie s’est tournée vers l’Orient immédiat auquel elle appartient et où elle aspire à jouer un rôle à sa hauteur. Or, ce Proche-Orient, dont on ne finira jamais de souligner le caractère instable et volatil, exige un pouvoir ferme pour résister aux vents mauvais. Dès lors, que la Turquie s’engage dans un autoritarisme ne doit pas étonner. Amenées à durer, la crise européenne et les tensions proches-orientales promettent de faire durer cet état de fait. Mais, in fine, à ce jour la Turquie reste le pays le plus démocratique de la région, et Erdogan le leader le plus fréquentable.
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