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Journal de bord de Gaza 32

« Les gens ont perdu l’espoir de vivre sur cette terre »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami voit désormais cette ville se vider à son tour et les déplacés reprendre la route de leur exil interne, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image montre une vue aérienne d'un site de construction situé près de la mer. On peut voir un port ou une jetée inachevée s'étendant dans l'eau, entouré de terres travaillées. Des engins de construction sont dispersés autour, et le sol est marqué par des travaux de terrassement. Les vagues de la mer s'échouent à proximité, créant un contraste avec la zone de construction. L'ensemble de la scène illustre une zone en développement, probablement pour une infrastructure côtière.
Gaza, 18 mai 2024. Cette image tirée d’une vidéo diffusée par l’armée israélienne montrerait selon cette dernière ce qu’elle qualifie d’aide humanitaire entrant dans la bande de Gaza par le ponton flottant temporaire construit par les États-Unis.
AFP

Samedi 18 mai 2024.

La plupart des déplacés ont fui Rafah et ses alentours pour Deir El-Balah, devenue la nouvelle « capitale économique » où se trouvent aujourd’hui environ un million de personnes. Depuis leur départ, on trouve davantage de marchandises à Rafah. Sur les emballages, les étiquettes ne sont plus en arabe, on ne trouve plus de produits égyptiens. Tout est écrit en hébreu. Car depuis une semaine, les Israéliens ont rouvert le terminal de Kerem Shalom qui donne accès à Israël. Les transporteurs privés palestiniens peuvent donc importer directement de Cisjordanie, en passant par le territoire israélien. Or en Cisjordanie, la majorité des produits sont israéliens, puisque les Palestiniens n’ont le contrôle ni sur leur frontière ni sur leurs importations.

Cette situation est tout de même bien ironique. Les Israéliens nous pilonnent tous les jours, et en même temps ils envahissent notre marché. Comme les Américains qui fournissent à Israël les bombes qui nous tuent, et qui après parachutent quelques sacs de farine pour nous « secourir ». C’est une occupation qui fait des profits. Partout ailleurs dans le monde, quand il y a occupation, elle coûte plutôt de l’argent à l’occupant. Même les accords d’Oslo comportaient un volet économique qui permettait à Israël de gagner de l’argent.

La majorité de la population de la bande de Gaza dépend actuellement de l’aide humanitaire. Les gens n’ont plus de pouvoir d’achat. Celui qui était riche est devenu pauvre, et celui qui était pauvre est devenu encore plus pauvre. La classe moyenne a disparu. Ceux qui avaient quelques économies de côté ont tout dépensé pendant ces sept mois. La faute aux profiteurs de guerre palestiniens, qui ont fait exploser les prix. Avant cela, il y avait aussi le monopole des Égyptiens qui taxaient lourdement chaque camion entrant à Rafah, même les camions d’aide humanitaire.

Pourquoi les États-Unis investissent autant pour débarquer 50 camions ?

Les Israéliens ont tué plus de 30 000 personnes dans la bande de Gaza, et maintenant ils sont en train de nous donner à manger avec leur propre production. Mais il y a autre chose. Les États-Unis ont dépensé 330 millions de dollars (près de 303 millions d’euros) disent-ils pour construire un pont flottant, via lequel ont débarqué vingt camions le premier jour. Les Israéliens en ont juste laissé passer dix pour le Programme alimentaire mondial, juste pour la symbolique. On peut se demander : pourquoi un tel investissement ? Juste pour faire passer quelques camions ? Et pourquoi les Israéliens les ont-ils laissé passer, alors qu’ils interdisent par ailleurs l’entrée de l’aide humanitaire pour privilégier les produits israéliens ?

Avec ces 330 millions de dollars, on pourrait faire entrer des milliers de camions chaque semaine. Pourquoi les Israéliens ont-ils donné aux Américains la permission de construire ce port alors qu’ils bloquent les camions ? Pour des raisons de sécurité, disent-ils. Mais quand il s’agit du secteur privé et que la majorité des marchandises vient d’Israël, il n’y a plus de problème de sécurité. Car depuis une semaine, il y a près de cinquante camions du secteur privé qui entrent par jour directement par Kerem Shalom, sans que ça ne pose aucun problème de sécurité.

Il faut toujours mettre en doute ce qu’on entend. La majorité des habitants de la bande de Gaza commencent à se poser la question : pourquoi ce port flottant ? Pourquoi les États-Unis investissent autant pour débarquer vingt — ou même cinquante — camions par jour ? Je ne crois pas que ce soit seulement pour aider la population palestinienne, car ces quantités sont ridicules par rapport aux besoins.

Les gens pourraient accepter de partir

Une manière de comprendre ce qu’on veut faire avec ce port flottant est de regarder vers le passé. On a parfois l’impression que l’histoire se répète, et qu’on revit les scènes de 1982 à Beyrouth. À l’époque, les Israéliens avaient encerclé la ville pour en chasser Yasser Arafat et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Au bout de 90 jours de siège et de bombardements, Arafat et ses combattants ont été évacués par la mer. Aujourd’hui une question circule à Gaza : les Israéliens se préparent-ils à laisser sortir les leaders et les combattants du Hamas par ce port flottant ? Les Égyptiens refusant que les Gazaouis se réfugient sur leur territoire, ils pourraient donner leur feu vert pour ce transfert maritime comme en 1982.

À l’époque, Arafat avait cru aux promesses des États-Unis de reconnaitre l’OLP comme représentant du peuple palestinien. Mais le président Ronald Reagan n’a pas tenu ses promesses. Après les accords d’Oslo aussi, il y a eu d’autres promesses, des garanties du Quartet (Russie, États-Unis, Union européenne et Nations Unies) et elles n’ont pas été respectées non plus. À la fin, les Israéliens ont fait ce qu’ils voulaient.

Je crois que cette fois, ce ne sont pas les combattants du Hamas qui vont sortir, mais toute la population de Gaza. Les gens pourraient l’accepter. Ils ont perdu l’espoir de vivre sur cette terre et on les comprend, parce que les Israéliens ont absolument tout détruit : les infrastructures, les nappes d’eau, les puits, l’infrastructure de l’électricité, les hôpitaux, les ateliers et les petites usines qui existaient, les universités, les écoles, même les jardins d’enfants. Il n’y a plus rien à Gaza.

Pour le moment, les gens sont en mode survie grâce à l’adrénaline. Ils sont chassés d’une ville à l’autre, parfois d’un quartier à l’autre. Toute leur énergie est dépensée dans l’effort de rester en vie. Mais le jour où la guerre va s’arrêter, le jour où il y aura un cessez-le-feu, ils vont se rendre compte de l’ampleur de la destruction de toute la bande de Gaza et ils vont voir que la bande de Gaza est invivable.

Une génération sans écoles, sans universités

La reconstruction n’est qu’une carte entre les mains des Israéliens pour faire chanter les Gazaouis. Il va falloir des années et des années, sans doute une génération, pour reconstruire Gaza. Or une génération sans écoles, sans universités, c’est trop long. Sans enseignement, il n’y a pas de vie. C’est pour cela que beaucoup de gens vont choisir de sortir par ce port flottant, si on les y pousse, ce qui est possible. Derrière l’humanitaire, il y a toujours du politique.

Ceux qui le pouvaient sont déjà partis quand le terminal de Rafah était ouvert, en payant 5 000 dollars par personne. Pour ça, ils ont vendu leur voiture, leurs bijoux, tous leurs biens à moitié prix. Ils sont partis en Égypte ou dans d’autres pays, pour ceux qui avaient un peu plus d’argent. Ceux qui sont restés en Égypte se demandent quoi faire : tenter de s’intégrer sur place, essayer d’émigrer en Europe ? Mais une chose est sûre : ils ne reviendront pas à Gaza. S’ils ont tout vendu, ce n’est pas seulement pour sortir, c’est dans l’espoir de refaire leur vie ailleurs.

En 1982, à Beyrouth, c’était une guerre sans pitié. À l’époque, les combattants de l’OLP ont tout donné pour empêcher les Israéliens d’entrer dans la capitale libanaise. Mais ils ont dû partir. Et il y a eu les massacres de Sabra et Chatila. Malgré tous les sacrifices, il n’y a pas eu de victoire des deux côtés, ni militaire, ni politique. Tout le monde avait perdu. Aujourd’hui, je crains que ce ne soit pareil. Et si à la suite d’une négociation internationale les habitants peuvent évacuer cette terre ravagée sans espoir de retour, ils le feront.

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