Journal de bord de Gaza 44

« On est en train de vivre, mais on est déjà mort »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image montre un paysage de destruction urbaine, avec des bâtiments effondrés sur les côtés d'une rue. On peut apercevoir deux personnes marchant au milieu des décombres. L'atmosphère est sombre et désolée, avec des ruines qui témoignent d'une catastrophe récente. Les déchets et les restes de matériaux de construction jonchent le sol, créant un sentiment de désolation.
Khan Younès, 20 juin 2024. Des Palestiniennes marchent au milieu des bâtiments détruits.
Eyad BABA / AFP

Je voudrais aujourd’hui parler d’un aspect inquiétant de la guerre psychologique israélienne contre les habitants de Gaza. Je ne suis pas psychologue, mais je constate des changements troublants autour de moi, dans ma famille, mes amis, chez moi-même et chez la majorité des Gazaouis. Un exemple : au début de la guerre, quand le « coordinateur », c’est-à-dire le porte-parole en arabe de l’armée israélienne, a ordonné de quitter tout le nord de la bande et la ville de Gaza, par tracts, SMS et annonces sur Facebook, une grande majorité des habitants ont refusé de bouger.

C’était mon cas. Ne pas quitter mon appartement était une façon de résister. Je préférais mourir plutôt que de partir sur la route. Mais devant l’ampleur des massacres et des boucheries de l’armée d’occupation contre la population civile, tout le monde a commencé à avoir peur. La peur est au centre de la guerre psychologique. Il faut avoir peur en permanence. C’est pour cela que les gens sont finalement partis. Y compris moi et ma famille, parce que les chars israéliens étaient dans notre dos. Un message nous a demandé d’aller vers le Sud, en agitant des drapeaux blancs pour notre sécurité. Mais deux de nos chers voisins ont été tués, alors même qu’ils en brandissaient un. Maintenant on sait très bien de quoi cette armée est capable. On n’a jamais vu ce genre de massacre d’une population civile, sous prétexte de combattre le Hamas.

Cette violence est calculée. L’objectif est de faire perdre la confiance en soi et dans les autres. Tous les Gazaouis supposés avoir participé au 7 octobre ainsi que leurs familles sont visés, a averti le ministre israélien de la défense. Une vengeance de style mafieux, qui n’a rien à voir avec le droit international. Le message est qu’Israël peut faire ce qu’il veut, assuré du soutien des puissances occidentales et de leurs livraisons d’armes, au nom de son « droit à se défendre ».

Nous faire comprendre que, à Gaza, nous ne sommes plus chez nous

Le résultat, c’est la fracture du tissu social par la peur et la méfiance. Si tu as un ami qui est membre du Hamas, tu l’évites parce qu’il est une cible, et que tu seras tué dans le même bombardement. Ton père est Hamas, tu es une cible. Ton cousin est Hamas, tu es une cible. Ton professeur ou ton voisin est Hamas, tu es une cible. Cela devient une obsession. Quand les gens, sommés de se déplacer une nouvelle fois, cherchent un endroit où planter leur tente, ils commencent par se renseigner sur leurs éventuels voisins : c’est qui ? Vous le connaissez ? Parce que les Israéliens bombardent les camps de déplacés sous le prétexte que sous telle tente, il y avait un gars du Hamas ; pas forcément un combattant, juste un membre du Hamas, ou même quelqu’un qui n’est pas Hamas, mais qui est fonctionnaire du gouvernement de Gaza, ou un policier. N’importe quel rapport avec le Hamas fait de toi une cible.

Regardez ce que les Israéliens font avec les écoles. Ils ont dit aux déplacés du Nord et de la ville de Gaza de s’installer dans les écoles de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (Unrwa) parce que c’étaient des « endroits sûrs ». Puis ils les ont bombardées. Les écoles totalisent le plus grand nombre de victimes par lieu. Pour faire peur. Le prétexte est toujours le même : il y avait un membre du Hamas. Mais les Israéliens peuvent cibler des individus, s’ils le veulent. C’est ce qu’ils ont fait avec un homme qui était sous une tente à côté de celle des journalistes à l’hôpital de Al-Aqsa. Le missile l’a frappé sans toucher ceux qui étaient autour de lui, assis sur des chaises. Israël peut toucher une aiguille au fond de la mer, mais il veut faire un grand nombre de victimes et de dégâts. Pour que les gens aient peur, pour qu’ils perdent la volonté de résister.

Et quand je dis « résister », je ne parle pas de résistance militaire, mais juste de rester chez soi. Les Israéliens ont cassé ce qu’on appelle la normalité. Plus rien n’est normal. Les déplacements font partie de cette déstabilisation psychologique. Ils font perdre la notion de « chez soi ». Même si on est sous une tente, on peut considérer que c’est chez soi. Mais en fait non, car sur un petit texto, un post sur Facebook du « coordinateur », des milliers de personnes se déplacent en même temps dans la même direction : c’est cela perdre le sens de la normalité. Celle-ci n’existe plus. Vous en France, vous avez des repères qui rythment la journée : le petit-déjeuner, le déjeuner, le dîner. Nous, on ne sait pas quand on va pouvoir se nourrir et, en tout cas, on ne fait pas trois repas par jour. Un exemple banal. Mais ce que les Israéliens veulent nous faire comprendre, c’est que dans toute la bande de Gaza, on n’est plus chez nous.

Tu es chassé de chez toi, de la ville de Gaza. Mais tu sais que tu es dans la bande de Gaza, en Palestine. On te déplace vers le sud, tu t’installes à El-Mawasi, au nord. Mais ce n’est pas chez toi, un texto t’ordonne d’en partir. II n’y a plus de refuge. Tu es devenu un nomade à répétition. Tu n’as plus le sentiment d’appartenir à un lieu, même sous une tente ; tu dois perdre cette notion. C’est le même principe que la technique employée dans les prisons israéliennes : quand un détenu est placé dans une cellule individuelle, il y a toujours un soldat à côté de lui au moment des repas. Le prisonnier commence à manger, et brusquement, le soldat lui arrache son assiette et balance tout le contenu par terre. Il le fait deux, trois, cinq jours de suite. Et le jour où le soldat n’est pas là, le prisonnier a peur de le voir surgir au moment des repas, il pense que n’importe comment, son assiette va être balancée. Il mange, mais il a peur de manger, il a perdu l’idée d’un repas normal.

Nulle part où aller

C’est la même chose pour nous. On a perdu la normalité de se sentir chez soi, même sous une tente. On a perdu la normalité d’avoir un ami proche du Hamas, car il ne faut plus avoir de contact avec ces gens-là. On a perdu le sentiment de la sécurité parce que dans les camions et les remorques déglinguées qui servent de moyens de transport, il suffit qu’il y ait un membre du Hamas parmi les voyageurs, et tout le monde est mort.

Le problème c’est qu’il n’y a plus nulle part où aller. Sur un simple texto, les gens se retrouvent à la rue. Cela ne veut pas seulement dire dormir dans la poussière sur un petit matelas. Il n’y a plus de toilettes, les femmes ne peuvent pas y aller, les enfants non plus. Il n’y a pas d’eau, ils ne peuvent pas prendre une douche. Ils restent là pendant des jours, puis l’armée israélienne annonce qu’elle s’est retirée de l’endroit d’où les gens étaient partis. Alors ils rentrent « chez eux », mais il n’y a plus de chez eux parce que tout a été détruit. Ils essaient de s’installer sous des bâches, mais deux ou trois jours plus tard, un autre texto et tout le monde s’en va de nouveau. On est toujours en danger, on est toujours dans une tornade, dans un mixeur qui tourne et qui tourne...

On a perdu tous nos repères. On a perdu la volonté de résister, même en refusant simplement de bouger. C’est le résultat des massacres commis par les Israéliens. Beaucoup de gens disent qu’ils préfèrent mourir, mais la vie humaine a trop de valeur, et quand il s’agit vraiment de partir, tout le monde part. Ils veulent mourir, mais en même temps ils ne veulent pas, mais en fait s’ils meurent, eh bien c’est tant mieux, parce que cette vie n’en est plus une. Nous sommes dans une jungle où tout le monde a peur de tout, peur des animaux féroces qui nous poursuivent. On a aussi peur de nous-mêmes. Nous sommes tous devenus psychologiquement instables.

Nous sommes détruits de l’intérieur

On n’arrive plus à penser, à prendre des décisions. On n’arrive plus à s’occuper de nos enfants, de nos femmes, de nos familles. On est ailleurs, on pense à beaucoup de choses et en même temps on ne pense à rien, et on ne peut rien faire du tout. Il faut réfléchir, mais on ne réfléchit pas. Ce n’est pas une vie, c’est la mort. On est en train de vivre, mais on est déjà mort parce qu’on sait qu’à chaque instant, on peut être pris pour cible. Je ne suis pas trop philosophe, mais je suis en train de parler de ce que je sais et je veux partager avec vous ce sentiment d’instabilité. Je sais que je me sens mort, mais je suis en train de vivre parce que physiquement je ne suis pas arrivé à mourir, mais le cerveau est mort. On respire, on mange un peu, on dort. Il n’y a rien de normal dans notre vie, à part la peur et les massacres. Il y a une guerre au sein de nous-mêmes. On a le désir de rester en vie, mais en même temps, tous nos repères ont disparu.

D’habitude, tu as un ami, tu dois lui être fidèle. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. D’habitude, la solidarité te lie avec ta famille élargie, les oncles, les tantes, les cousins… Mais la misère que nous vivons nous oblige à privilégier nos proches — notre femme et nos enfants. Le peu qu’on a à donner, on le garde pour la famille nucléaire. L’affection, on la réserve à nos enfants. C’est un grand changement pour notre société. Je crains que cette attitude perdure après la guerre, que l’instabilité et la peur persistent. C’est ça la guerre d’Israël. Ils veulent la terre. Les infrastructures peuvent être rebâties, mais casser psychologiquement une personne ne peut pas se résoudre juste avec la reconstruction.

À chaque fois que j’entends parler de reconstruction après la guerre, je dis toujours à mes amis qu’il faudra reconstruire l’homme, parce que nous sommes détruits de l’intérieur. Et il faudra reconstruire le tissu social. Commençons par les pères de famille, les mères, les enfants aussi. Parce que tout a changé : le comportement des enfants, celui des épouses, des parents. Tout a changé et malheureusement pour le pire. Parce qu’Israël cherche la terre. Et pour la conquérir, il faut détruire l’Homme.

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