
Dimanche 2 février 2025.
Le passage vers le nord est ouvert depuis plus de dix jours. Les piétons peuvent prendre la route côtière, et les véhicules la rue Salaheddine, la principale artère de Gaza.
À Deir el-Balah, il n’y a presque plus personne. Ma tente est maintenant la seule dans la parcelle entourée de murs, où je l’ai plantée. La famille de mon ami Hassoun, ses oncles et ses tantes, sont tous partis vers Gaza ville, là où ils habitaient avant. Autour de notre terrain, le camp informel qui s’étendait jusqu’à la mer s’est entièrement vidé.
C’est un peu bizarre de ne plus entendre le bourdonnement constant produit par les milliers de personnes qui étaient là, ponctué par les cris d’enfants, les voix des femmes et parfois les invectives des bagarres. C’était comme un marché gigantesque, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et puis, tout à coup, le calme. Le silence. Sabah et les enfants sont déstabilisés. Ils disent se sentir comme en plein désert. Pourtant, il y a de la vie. On commence à voir les taupes sortir leur tête du sol, profitant du calme pour la première fois depuis le début de la guerre.
Apprécier de nouveau la mer
La normalité était devenue anormale. La normalité, dans cet endroit, c’est le calme, la vie à la plage, les couchers de soleil sur l’horizon. On l’avait oubliée. Elle n’est toutefois pas complètement revenue. Les dizaines de milliers de déplacés ont laissé des traces. Des carrés dessinés sur le sable, parfois délimités par des sacs de sable. Des morceaux de tissus volent au vent : des habits abandonnés, des vieux draps ou des couvertures élimées qui servaient de clôtures de fortune pour protéger les espaces familiaux des regards. Mais ils peuvent encore servir : des gens viennent les récupérer, ils les utiliseront pour allumer le feu dans leurs fours d’argile.
La vie quotidienne se complique car notre lieu de résidence est redevenu ce qu’il était avant : un lieu de loisirs à l’écart de la ville, où on trouvait des « chalets » de vacances. Notre terrain était destiné à en accueillir un, et il y en avait déjà deux dans le voisinage, dont l’un était occupé par une ONG française. Des familles louaient ces petites villas, souvent avec piscine, pour passer quelques jours près de la mer dans l’intimité.
Avec le départ des déplacés, on redécouvre le paysage. J’ai fait presque la moitié du trajet à pied et cela m’a permis d’apprécier de nouveau la mer. Pendant la guerre, on ne la voyait pas de la route côtière, elle était cachée par les bâches des camps de fortune. On l’apercevait un peu quand on voyageait debout dans les bétaillères. Pendant ce trajet le spectacle était le même qu’autour de ma tente : des kilomètres de déchets, à perte de vue. Les gens ont tout abandonné derrière eux. Les emplacements des tentes sont inscrits sur le sable, les remparts de sable contre les marées et les inondations sont encore visibles, ainsi que les trous qui servaient d’égouts.
On trouve maintenant de tout
Les marchands ambulants ont disparu. Sur les bords de la route côtière, ils vendaient tout et n’importe quoi sous des échoppes improvisées. Eux aussi étaient des déplacés ; ils sont tous partis. Si on veut acheter quoi que ce soit, il faut aller au centre-ville, assez loin de notre petit morceau de désert. Là-bas, maintenant, on trouve des épiceries et des supérettes aux rayons bien garnis. Les Israéliens prétendent que tout vient de l’aide humanitaire, mais en réalité, une bonne moitié des marchandises sont importées par les négociants autorisés à entrer dans la bande de Gaza, ou simplement sortie des stocks des commerçants qui les gardaient pour faire monter les prix.
Quoi qu’il en soit, on trouve de tout maintenant. Walid se gave de chocolat. Il en avait tellement manqué, et ses frères aussi, que je ne peux pas les empêcher d’en manger, j’en apporte même des cartons entiers. On trouve aussi des jus de fruit, Walid peut enfin boire son jus de mangue préféré. Les prix ont beaucoup baissé. Certains produits sont même revenus à leur prix d’avant-guerre ; d’autres, comme le poulet et la viande, valent encore cinq à huit fois le prix normal, mais c’est un énorme progrès par rapport à leur coût exorbitant d’avant le cessez-le-feu. Par contre, l’argent liquide manque toujours. Quelques commerçants acceptent de nouveau les cartes de crédit, mais une grande partie des biens et des services, les trajets en bétaillère par exemple, doivent toujours être payés en cash. Les agences bancaires commencent à rouvrir, mais elles ne peuvent fournir de billets. L’Autorité monétaire, sorte de banque centrale de la Palestine, dit que plus de 180 millions de dollars en billets ont été volés pendant la guerre dans la principale banque de Gaza. Du coup, les banques hésitent à réintroduire le cash dans le territoire. Cela fait deux ou trois jours que je n’arrive pas à trouver le moindre billet, même auprès des changeurs qui prélevaient au passage de 30 à 35 % de commission sur un virement de mon compte à Ramallah.
Le déplacement est devenu vraiment difficile. Il y a beaucoup de moins de bétaillères. Ces charrettes tirées par des ânes ou des vieilles voitures, qui étaient devenues les omnibus de Gaza, servent maintenant au retour des déplacés vers le nord. Pour aller de chez moi à la Maison de la Presse, au centre-ville de Deir el Balah, j’attends parfois une heure avant de trouver un transport. Et leur prix a augmenté à cause de leur rareté.
« Si tu as de l’eau là où tu es, restes-y »
Mais nous nous demandons : devons-nous partir nous aussi ? Comme vous le savez, notre tour à Gaza-ville a miraculeusement échappé aux destructions, et nos amis restés sur place nous ont envoyé des vidéos les montrant en train de nettoyer notre appartement, qui est à peu près en état. Mais ceux qui sont rentrés me disent tous la même chose : « Rami, si tu as de l’eau là où tu es, restes-y. » Eux, ils ont tout perdu, leurs maisons sont détruites, ils ont du mal à trouver un endroit pour planter leur tente, mais le problème le plus important, c’est le manque d’eau. « On ne parle pas seulement de l’eau potable, mais de l’eau en général, pour les besoins quotidiens. »
Dans cette partie dévastée du nord, on manque aussi d’électricité. Un autre de mes amis me dit :
Pour charger mon téléphone, je dois faire trois kilomètres à pied. Là où je suis, au camp de Tal al-Zataar, et non plus à Jabaliya, on ne trouve plus ces petits business avec des panneaux solaires pour recharger nos appareils. Ils ont tous été détruits par les Israéliens. Et de toute façon, il est très difficile de capter le réseau de la compagnie palestinienne Jawal, donc la majorité des gens utilisent des cartes e-sim, pour avoir un peu d’internet, mais encore faut-il pouvoir s’approcher de la frontière pour capter un réseau israélien.
J’ai eu des nouvelles de mon ami Hassoun, le propriétaire de la parcelle où nous habitons toujours sous notre tente. Lui aussi a pu retrouver son appartement, à peu près intact, gardé par une famille voisine qui s’y était installée et en avait pris soin. « J’étais si content de retrouver mon lit, dit Hassoun, que je me suis immédiatement endormi pour me réveiller quatre heures plus tard. Ces quatre heures de vrai sommeil ont compensé les quinze mois d’insomnie de notre exil au sud. » Il dit aussi que le quartier a bien changé : « Il y a beaucoup de gens qu’on ne connaît pas, il y a de la tension, parfois des disputes, des bagarres. Tout le monde est sur les nerfs. Tu ne vas pas reconnaître Gaza. C’est totalement détruit et les gens aussi ont changé. » Je lui ai répondu : « Hassoun, nous aussi on a changé. Cette guerre a changé tout le monde. On le voit chez les autres, mais on ne le voit pas chez soi ».
Tout n’a pas disparu, malgré tout : « On retrouve quand même parfois l’ambiance d’avant, Hier, j’ai passé la nuit autour d’un feu, à boire du café et du thé et en discutant avec des amis. J’étais content ». Mais lui aussi m’a conseillé de ne pas rentrer tout de suite, à cause du manque d’eau :
Moi, j’habite au rez-de-chaussée, je pourrai installer une citerne. Mais ceux qui habitent dans les étages devront monter l’eau dans des récipients. Et comme il y a de plus en plus de gens qui arrivent, il y aura plus de de plus en plus de consommation. Mais l’eau courante n’arrive toujours pas.
Comment s’adapter à sa nouvelle vie
Pour l’électricité, des compagnies privées commencent à mettre en place de gros groupes électrogènes, comme avant la guerre. Ils tirent des lignes vers les maisons, en vendant le courant cinq fois le prix normal, en espérant avoir assez de carburant pour faire tourner les générateurs.
Gaza aujourd’hui ressemble à ce qu’était le sud au début de la guerre : les déplacés de retour ont trouvé une zone déserte, où il leur faut inventer des solutions pour l’eau et l’électricité, créer des petits commerces ambulants, etc. On voit apparaître des petits marchands, des points où on peut recharger son téléphone… Les déplacés vont transmettre leur expérience de débrouillardise aux habitants qui étaient restés sur place. Ils vont leur expliquer comment s’adapter à leur nouvelle vie. Ce sera très difficile.
Tous les membres de la famille de Sabah sont rentrés, mais ils n’ont plus rien. La maison paternelle à Chaja’iya n’existe plus. Ils ne peuvent même pas aller planter une tente à côté des décombres, car la maison détruite est maintenant incluse dans une nouvelle « zone tampon » interdite, entre la bande de Gaza et le mur israélien. Les maisons des beaux-frères de Sabah ont également disparu. Ils habitent pour l’instant chez des amis ou des proches.
La différence avec le sud, c’est qu’à Gaza ville il n’y pas assez de place pour abriter des centaines de milliers de personnes dans des camps, avec des tentes au milieu des ruines. Et l’aide humanitaire est encore insuffisante. Pour le moment, elle se réduit aux denrées alimentaires. D’ailleurs, elle ne représente qu’un tiers des importations, le reste est assuré par le secteur privé, donc commercial. Mais les besoins en matière d’hébergement sont immenses. À l’heure où j’écris, les Israéliens interdisent toujours les citernes. Je n’ai pas trouvé ni un robinet pour remplacer celui cassé, ni des vitres pour les fenêtres.
C’est la non-vie qui commence. La vie normale ne va pas reprendre. Les Israéliens n’ont pas l’intention de reconstruire Gaza, et ils sont confortés par la déclaration de Trump, qui veut « faire le ménage » dans l’enclave. L’objectif d’Israël, c’est que la vie devienne tellement impossible pour les Gazaouis qu’ils accepteront de s’exiler, pour des raisons « humanitaires ». Surtout la jeunesse, à qui on fera vite comprendre qu’elle n’a pas d’avenir ici.
Sabah et moi avons décidé de rester encore un peu à Deir el-Balah. On va attendre que les embouteillages se résorbent sur l’avenue Salaheddine, et de voir si le problème de l’eau se résoud dans notre immeuble. Je ne peux pas monter deux jerricanes de 20 kilos chacun sur neuf étages, et de toute façon, ce serait bien insuffisant pour les besoins les plus basiques, surtout au début où il faudra tout nettoyer et tout laver, les draps, les couvertures, etc. On va voir si on peut tenir seuls dans le désert, ou bien trouver un appartement, à Deir el-Balah ou ailleurs, en attendant de voir comment la situation évolue.
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